Parce que née d’un viol, la lignée de Scorta est entachée d’opprobre. A Montepuccio, petit village en bord de mer au sud de l’Italie, tous les Scorta à venir vivront pauvrement et mourront sans être riches. Mais ils seront riches de bien d’autres choses. Riches du soleil de leur village, riches de leur travail acharné pour subvenir à leurs besoins essentiels, riches des liens indestructibles noués entre les membres de la lignée. Riches de « ce pays où les oliviers sont plus choyés que les hommes. » Chez les Scorta, on est pauvre, certes, mais fiers de ce que l’on est, de ce que l’on a produit de ses mains, de son travail.

Depuis Rocco, fondateur de la lignée, jusqu’à Anna, son arrière-petite fille, L. Gaudé nous donne à suivre la vie, les tribulations de tous les membres de ce clan. Sur plusieurs générations, on pourra voir combien certaines situations, certains caractères se répètent, comme des retours de cycle.

Comme Elia qui brûle la boutique de tabac de sa mère, pour ne plus rien posséder et ainsi obtenir la main de la femme qu’il aime comme un fou. Et tout recommence comme au temps de ses oncles Domenico, Guiseppe et sa mère Carmela. Ne rien posséder, pour n'avoir que ce que l’on veut uniquement et par la force de son travail, ne jamais rien devoir à personne. Connaître ainsi le prix de la sueur.

Avec Donato second fils de Carmela, on entre dans un autre registre, plus rêveur mais tout aussi humaniste. Chérissant la mer, il n’est heureux que quand il navigue de nuit pour ses opérations de contrebande. Un jour, il ne passe plus des colis de cigarettes d’Albanie mais des clandestins. Son premier passage, une femme nommée Alba accompagnée de son fils, va le marquer à tout jamais. L’auteur ne s’attarde pas trop ici sur cette question des passeurs d’émigrés clandestins, mais l’on sent déjà poindre Eldorado.

Et puis comme toujours dans les romans de Laurent Gaudé, il y a des moments extraordinaires de simplicité mais qui vous gorgent le cœur de bonheur. Comme ce banquet où tous les Scorta sont réunis autour de la table. L’auteur n’a pas son pareil pour retranscrire toute la chaleur bienheureuse de ce moment de convivialité, ces moments où les hommes et femmes peuvent se dire heureux, partageant des mets simples entourés de leurs enfants.

Cette histoire de mangeurs de soleil est lumineuse, rayonnante d’humanité. C’est aussi une très belle galerie de personnages hauts en couleurs, tous dotés d’un caractère bien trempé. Que ce soient le curé Don Salvator, rugueux à souhait et même Rocco, taciturne et violent fondateur de cette lignée, ils sont tous attachants. On a du mal à ne pas vouloir rester un peu plus avec eux.

Le soleil des Scorta est encore, selon moi, un conte dont Laurent Gaudé a le secret, avec cette langue toujours aussi simple, fluide, pleine de tendresse.
Un délice à lire et à relire.

Dédale

Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Combat des possédés, Cris, Kaboul, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège.

Extrait :

Rocco grandit et devint un homme. Il avait un nouveau nom – mélange du patronyme de son père et de celui des pêcheurs qui l’avaient recueilli -, un nouveau nom qui fut bientôt dans tous les esprits du Gargano : Rocco Scorta Mascalzone. Son père avait été un vaurien, un traîne-savate vivant de petites rapines, lui fut un véritable brigand. Il ne revient à Montepuccio que lorsqu’il fut en âge d’y apporter la terreur. Il attaquait les paysans dans les champs. Volait les bêtes. Assassinait les bourgeois qui s’égaraient sur les routes. Il pillait les femmes, rançonnait les pêcheurs et les commerçants. Plusieurs carabiniers furent lancés à sa poursuite mais ils furent retrouvés sur le bord des routes, une balle dans le crâne, le pantalon baissé, ou accrochés comme des poupées dans les figuiers de Barbarie. Il était violent et affamé. On lui prêtait une vingtaine de femmes. Lorsque sa réputation fut assise et qu’il régna sur toute la région comme un seigneur sur son peuple, il revint à Montepuccio comme un homme qui n’a rien à se reprocher, le visage découvert et le front haut. En vingt ans les rues n’avaient pas changé. Tout semblait devoir rester parfaitement identique à Montepuccio. Le village était toujours ce petit tas de maisons serrées les unes contre les autres. De longs escaliers sinueux descendaient vers la mer. Il y avait mille chemins possibles à travers le lacis de ruelles. Les vieux allaient et venaient du port au village, montant et descendant les hauts escaliers avec la lenteur des mulets qui s’économisent sous le soleil, alors que les grappes d’enfants dévalaient les marches sans jamais se fatiguer. Le village contemplait la mer. La façade de l’église était tournée vers les flots. Le vent et le soleil, année après année, polissaient suavement le marbre des rues. Rocco s’installa sur les hauteurs du village. Il s’appropria un vaste terrain difficile d’accès et y fit construire une belle et grande ferme. Rocco Scorta Mascalzone était devenu riche. A ceux qui parfois le suppliaient de laisser en paix les gens du village et d’aller rançonner ceux des contrées voisines, il répondait toujours la même chose : « Taisez-vous, crapules. Je suis votre châtiment. »

Le soleil des Scorta
Le soleil des Scorta de Laurent Gaudé, Éditions Actes Sud - 247 pages