Bonjour Estelle Nollet, votre roman a été mon coup de cœur à la rentrée littéraire dernière et j'étais très heureuse que vous soyez parmi les finalistes du Prix Biblioblog 2010. Il était donc normal que je vous demande de vous prêter au jeu de l'interview et je vous remercie d'avoir accepté.
Dans votre roman, On ne boit pas les rats-kangourous,Estelle Nollet le désert est pratiquement un personnage du livre. Était-ce au départ une envie de raconter le désert, ou inversement, pour raconter votre histoire, seul le désert pouvait convenir ?

Une zone désertique plaçait d’emblée mes personnages dans une situation extrême. Rien à faire, rien à quoi se raccrocher, pas de loisirs pour tromper le temps, rien pour s’échapper ou évoluer : se retrouver seul, avec sa propre carcasse et celle des autres, voilà ce qui m’intéressait. Pour autant le désert dans la narration est comme vous le dites un personnage à part entière, d’une part parce son « vide » est porteur de sens, d’autre part parce que les descriptions qu’on peut en faire doivent être méticuleuses : comment parler du rien ? Les déserts sont fascinants, la faune et la flore qui réussissent à s’adapter à ces conditions forcent notre respect, c’est pourquoi j’ai eu à cœur de recomposer mon propre désert, avec des morceaux de ceux qui existent, une zone imaginaire et aride où mes personnages doivent eux aussi apprendre à survivre. Une zone qui d’ailleurs s’est asséchée au fil du temps. Comme si cet endroit était le miroir de leurs renoncements.

De quels déserts vous êtes-vous inspirée ?

Du Sahara, très peu, c’est étrange, juste un passage vers la fin, pourtant il fait partie de ceux qui me touchent le plus, peut-être parce que mes parents l’ont traversé d’abord en 4L puis en Land Rover dans les années 70. Des déserts de Mojave et de Sonora, puisque j’y suis allée : leurs forêts de nopals, leurs cactus, leurs arbres de Josué et leurs caillasses. Des déserts australiens et d’autres encore que j’ai trouvés au fil de mes recherches. La constante est la même : comment ne pas s’y perdre, comment se retrouver (quand ça fait vingt ans qu’on y est coincé). Les rats-kangourous dont je parle sont des rongeurs d’Arizona, et leur rôle dans le roman, même s’il peut paraître minime, est en réalité majeur.

L'aspect formel dans votre roman est primordial. Il y a une vraie recherche de rythme, de sonorités. On a l'impression que vous avez abordé l'écriture de votre roman comme celle d'une partition de musique. Pourriez-vous nous parler un peu plus de votre rapport à l'écriture ?

C’est difficile d’avoir du recul et d’analyser sa façon d’écrire quand on en est juste à son premier roman, disons que je n’ai pas la chance d’être musicienne, que d’ailleurs la musique me touche bien moins que d’autres personnes, mais que je prête l’oreille aux mots. Et comme tout le monde, je suis plus réceptive à certains rythmes. Et puis j’ai certaines marottes, d’ailleurs certains lecteurs ne sont pas réceptifs à ma façon d’écrire. Mais moi j’y vois beaucoup plus qu’une façon de rapporter des faits : j’essaie que mes mots soient des faits en eux mêmes. Dans ce roman le style change complètement à partir du moment où le narrateur prend confiance en lui.

« Ma vie est faite de ''et'' » nous dit Will en début de roman. Ce « et » est effectivement très présent en début de roman. Pourquoi cette utilisation du « et » en lieu et place de la ponctuation ?

Will, le narrateur, est passif au début du roman, il végète, il compte les points d’un match de boxe sans fin qui serait retransmis au ralenti. Il enchaîne les actions mais elles n’ont aucune importance : en réalité, il se cherche. Tout comme le lecteur qui apprend peu à peu à se méfier des apparences, il est en quête de vérité. Alors oui, des « et »… ce sont des « et » d’observation. Qui se raréfient quand sa vie et celle des autres prennent un autre tournant. Mais vous savez, moi je les aime, ces « et », il y en a plein d’autres dans le roman que je suis en train de finir, Philippe Jaenada adore les parenthèses, Céline était fan des points de suspension, et certains auteurs font des phrases sujet-verbe-complément, moi j’ai une affection particulière pour les « et » : Docteur Freud dirait que j’ai besoin de créer le lien, de rapprocher les choses, ou les gens, et d’ailleurs, c’est bien le propos du roman.

Toujours sur le style, vous mêlez langage argotique et passages poétiques. Le personnage lunaire de Dig-Doug vous permet d'ailleurs ces apartés. Pourriez-vous nous dire quelques mots de ce personnage ?

Prenez dix de vos amis et passez vingt ans enfermés ensemble à élever des porcs ou des vaches dans un lieu désertique où la seule chose que vous ayez à faire est de picoler et dites moi si vous aurez toujours la langue châtiée des dîners select… certains personnages parlent crûment, leur verbe est ramené à l’essentiel, à l’organique. Et parfois c’est un jeu : le désespoir a besoin de subterfuges.
La langue, la poésie, sont là pour que le regard que l’on porte sur les choses, mêmes viles, reste acceptable ; pour que le narrateur extirpe la beauté des miasmes. Les mots sont là pour rendre beau le sale, quand le regard ne le peut pas. Dig Doug est un personnage qui remplit presque le rôle des mots : le regard qu’il porte sur les gens et la vie est beau, pur : il ne juge pas. Il est simplet, vous dites lunaire, en cela il est poétique : il pardonne. C’est un personnage touchant et assez simple à mettre en place du point de vue de celui qui écrit : il est là pour remettre de l’ordre dans les choses quand tout part à vau l’eau, un genre de guide malgré lui.

Le début du roman introduit une multitude de protagonistes. N'aviez-vous pas peur de destabiliser le lecteur ?

Certains personnages sont juste en toile de fond, ce qui m’intéressait était de recréer une microsociété avec ses règles et ses ambigüités. Mais on est loin des désarrois d’un lecteur plongé dans Dostoïevski ou Garcia Marquez ! De plus, la multitude d’histoires est importante : elle témoigne des différentes formes que peut prendre la culpabilité, et des différents moyens mis en œuvre pour la contrer, la nier, ou la dépasser.

Comment avez vous choisi les prénoms de vos personnages ?

Les principaux ont été choisis pour incarner différente valeurs : Will signifie la volonté en anglais, et il lui en faut beaucoup. Dan et Den (le barman et l’épicier) incarnent par leurs noms aux consonances très proches les deux facettes des besoins vitaux : oublier qu’il n’y a pas de lendemain, et manger parce qu’il faut que demain on soit vivant. Dig Doug, et bien c’est Douglas, alias Douggie, mais il creuse des trous. « To dig » c’est creuser, alors c’est le surnom qui lui a été donné, c’est plus joli que Christophe Creuse ! Les autres prénoms (ou noms), et bien, disons qu’ils ont bien résonné à mon oreille. Tout ne s’explique pas, sinon ce ne serait pas rigolo.

Pourriez-vous nous dire quelques mots de Blanca ?

Blanca (la blancheur, la pureté) est là par inadvertance, pourtant elle est un personnage majeur. Insaisissable, elle semble faire des choix incompréhensibles. Ne serait-elle pas une petite fée (trop maigre et laide) parachutée dans cet endroit maudit ? En tout cas elle fait partie des quelques personnes qui aident le narrateur à grandir, à trouver des solutions.

La question du choix est déterminante et votre roman pourrait presque être présenté comme une anti-tragédie, un refus de la fatalité. Pensez-vous que l'on ait toujours le choix ?

Je ne crois pas au déterminisme, ce qui ne m’empêche pas de croire en la chienlit de la vie, sous nos yeux ou sous d’autres latitudes. Mes personnages ont le choix, parce que dans mon imaginaire, je peux sauver des gens, et que c’est même la seule solution que j’ai trouvée pour rendre ce monde acceptable à mes yeux. Les tragédies antiques créaient des mythes, moi, je fais ce que je peux, je ne suis ni chirurgien ni casque bleu, je le déplore chaque jour.

« S'il n'y avait pas d'alcool, personne ne serait coincé ici ». L'alcool est l'un des personnages de votre roman. Pourquoi avoir choisi cette forme d'enfermement ?

Un bar est aussi un lieu d’échanges, il fallait que mes personnages se réunissent et c’est le seul endroit où ils le font. L’alcool permet des échanges qu’un caillou de crack ou un shoot d’héro permettent moins. De plus, la bière le whisky et autres me sont plus familiers que d’autres drogues, et j’avais besoin de savoir de quoi je parlais, parce que si l’on parle d’addiction, autant ne pas se tromper sur les tenants et les aboutissants.

Vos protagonistes sont de pauvres gens mais en même temps, on ressent un lien d'amour extraordinaire entre certains (Dorine et Mac ou Horace et Martha, par exemple). Cette douceur était-elle nécessaire au milieu de la noirceur de ce lieu ?

Elle était nécessaire puisqu’elle tient lieu de moteur. Il y a plusieurs façons de se rapprocher, de se tenir chaud quand on se sent seul : les liens qui unissent les membres de la Clique de Carson sont amicaux (du moins le croient-ils) et hiérarchiques. Ceux qui unissent les deux couples, Willie et DigDoug, puis Willie et le coyote, puis Willie et Blanca sont des liens d’amour. Ces personnages là se tendent la main pour qu’aucun ne soit englouti par la situation. Et c’est ce sentiment qui les unit qui les préservera.

Votre récit est ce que l'on appelle un roman métaphorique ; une sorte de fable. Comment est née l'envie de raconter cette histoire et de le faire de cette manière ?

On ne boit pas les rats-kangourousJ’avais écrit une nouvelle (qui tient lieu de prologue au roman) et puis c’est tout. Ce n’est qu’en la relisant quelques mois plus tard que j’ai eu à cœur de la poursuivre : tout y était déjà, le lieu désertique, la plupart des protagonistes, l’alcoolisme, la violence en sourdine, la décharge, et le fait que personne ne peut fuir. Alors j’ai eu envie de chercher la sortie avec eux. Sans chercher à les replacer dans un univers réel, ou plus proche de nous, parce qu’un désert est bien plus porteur de sens, et sans les replacer véritablement dans une époque (même si quelques indices venant de la décharge nous permettent de dater l’intrigue si on le veut). Je n’avais pas à cœur de parler d’une histoire en particulier, l’histoire de ces gens-là, non. Alors j’ai glissé quelques codes, quelques repères dont l’arrivée n’est pas expliquée mais qui peuvent résonner en nous, parce que le propos du roman me semblait plus… universel. D’ailleurs vous le mentionnez dans une précédente question, l’idée du parcours initiatique du héros s’accommode bien de quelques aides extérieures (ou intérieures !).

Sans déflorer l'intrigue, comprenez-vous que certains lecteurs aient reproché à votre roman un côté moraliste chrétien ?

Je le comprends parce qu’effectivement à la deuxième page j’écris « enfer », qu’à un moment vient « purgatoire », qu’il y a un vieil homme à la peau noire venu d’on ne sait où qui est une sorte de démiurge et qu’un méchant rouquin en costume intervient quelques lignes. Et que le reste parle de culpabilité, ce qui est très judéo-chrétien. Pour autant je ne vois aucun côté moraliste chrétien là-dedans. D’autant que je suis athée. Je pense juste que c’est un fond culturel qui colle à ma nationalité ; je serais indienne, je me serais appuyée sur certains codes d’une autre mythologie.

N'est-ce pas plutôt, à l'inverse, un roman qui encourage à se débarrasser de la culpabilité que l'on porte en chacun de nous ?

Absolument. Du reste, on se rend compte dans le livre que ce que les personnages croient n’est pas souvent la vérité. Eux se sentent en enfer, eux se sentent punis par une instance supérieure jusqu’à ce qu’ils se rendent compte qu’ils se sont fourvoyés et que la solution était en eux.

Pourriez-vous nous raconter en quelques mots le parcours de votre roman jusqu'à la publication ?

Et bien j’ai envoyé le manuscrit par la poste à huit ou neuf maisons d’édition et j’ai reçu des réponses négatives, mais aussi un coup de fil : la première lectrice d’Albin Michel me disait que le manuscrit passait en comité de lecture (j’ai dû appeler tout mon répertoire d’amis !) Puis vint la rencontre avec un éditeur (dans mon cas une éditrice, Claire Delannoy, j’ai d’ailleurs eu énormément de chance que ce soit elle). Elle m’a demandé de retravailler le texte en me donnant d’excellents conseils (c’est un exercice tout particulier que de retravailler, on pense que c’est fini, on veut passer à autre chose, et hop, il faut retrouver une certaine fraicheur pour se replonger dans une intrigue et un monde qui est sorti de nous. Mais en fin de compte, je crois que c’est presque la partie la plus intéressante). Et quand Claire m’annonça que le roman allait sortir en septembre, j’ai hurlé de joie (hors téléphone !) et je suis rentrée en France pour corriger les épreuves (ça, c’est fastidieux) et commencer cet autre travail que je ne connaissais pas : celui qui consiste à parler de son livre !

Depuis la publication d'On ne boit pas les rats-kangourous en septembre dernier, l'accueil auprès de la critique et des lecteurs a été plutôt bon et vous venez d'ailleurs de recevoir le Prix Roblès 2010. Comment vivez-vous tout cela et quels sont vos contacts avec les lecteurs ?

C’est assez étrange, lors de l’écriture du roman je n’avais pas pensé aux autres ; j’avais pensé à l’Autre, (j’étais emplie de l’Autre, je crois qu’il faut une bonne dose d’empathie pour écrire), mais pas à ces autres qui comme moi sont lecteurs et qui peut-être liront le livre que j’ai écrit. Et lorsque la rencontre est devenue réelle (c’est à dire ni par journal interposé ou par écran interposé ou à la radio face à des auditeurs invisibles), je dois avouer que j’étais terrifiée. Parce que du coup mon livre et moi étions indissociables, et qu’en jugeant l’un, on jugeait l’autre. Et puis bien vite je me suis rendue compte de la bienveillance des lecteurs qui venaient à ma rencontre, et des rencontres il y en a eu de très belles, et le regard que certains ont porté sur les Rats-Kangourous m’a même aidée à comprendre certaines choses que je ne m’étais pas formulées, je suis toujours sortie plus riche de ces échanges. Et puis je suis bluffée par l’énergie des lecteurs : le Roblès (entre autre) est une aventure incroyable, pour celui qui le reçoit comme pour ceux qui le décernent. C’est un investissement et un enthousiasme que j’admire de la part des comités de lecture, et je leur tire mon chapeau pour savoir créer chaque jour, des échanges humains et littéraires.

Avez-vous un nouveau roman en préparation et pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Je ne préfère pas parler du sujet mais –et j’espère que ça ne va pas me porter la guigne – le roman est en passe d’être terminé. Il ne me restera qu’à croiser les doigts pour qu’il plaise à mon éditrice…

Pour conclure, nous vous laissons le dernier mot pour les lecteurs du Biblioblog et vous remercions encore une fois d'avoir répondu à nos questions.

Le Biblioblog est une histoire de passions : passion pour le livre, passion pour le partage, et en cela, chroniqueurs/euses autant que lecteurs/trices de par leurs commentaires offrent aux ouvrages un supplément de vie au delà du simple plaisir individuel. Quand on lit un bouquin, il est bien rare que nos amis lisent le même en même temps. Du coup, on ne peut que le conseiller, ou le déconseiller, sans l’émulation d’une discussion qui nous mènerait plus loin. Le Biblioblog est le lieu de rencontre de tous ceux pour qui les livres font partie d’une vie plus que d’un instant. Alors bravo.

Interview d'Estelle Nollet - octobre 2010 - Tous droits réservés Biblioblog

Roman ayant permis de préparer cette interview : On ne boit pas les rats-kangourous
Autre roman d'Estelle Nollet : Le bon, la brute, etc.