Cris, ce sont ceux que poussent ou qui environnent Marius, Boris, Ripoll, Rénier, Barboni, Jules, M'Bossolo ou le gazé au fond de son trou d'obus. Qu'ils soient Lieutenant, poilu, médecin ou infirmier africain, ils sont dans le même enfer sans nom décidé par quelques barbons retirés ailleurs. Ils sont tous à souffrir de la pluie, des rats, de la boue, des obus, de la peur et de la folie. Tout cela les imprègnent jusque dans leurs os, leurs âmes. Toute cette horreur ne les quitte pas même quand, comme Jules, ils partent vers l'arrière à l'occasion d'une permission de quelques jours.

Cris, c'est une suite de paragraphes courts nominatifs des poilus à qui l'auteur donne la parole. Ces cris sont évoqués par une langue incisive, percutante, en phrases courtes comme autant d'incantations, poétique à la fois et un rythme court comme celui du souffle quand on monte à l'assaut sous le feu nourri, qui vous prend aux tripes. Les larmes ne sont jamais bien loin non plus. Car comment rester insensible à toute cette souffrance, cette folie, cette absurdité sans commune mesure ? Le talent de l'auteur est bien de vous plonger dans ces tranchées, de vous faire partager la vie de ces poilus comme si vous y étiez mais sans jamais, jamais tomber dans l'excès, le grandiloquent qui gâcheraient vraiment tout.
Dans Ouragan, Josephine Linc Steelson, une vieille négresse dit : « il y a de la noblesse à éprouver son insignifiance. »
Les hommes qui sont morts dans ce charnier, et ceux qui en sont revenus tant mal que bien, ont tous, à n'en pas douter acquis chèrement cette noblesse là.

J'ai lu bien des ouvrages ayant pour fond historique cette guerre de 14-18. Mais peu ont selon moi ce souffle, cette puissance pour rendre la folie, la peur, l'horreur des tranchées. Je mets Cris au même niveau que La peur de Gabriel Chevalier ou bien Le chemin des âmes de Joseph Boyden. Dans la même veine, je recommande vivement la lecture de A l'ouest, rien de nouveau de l'allemand Erich Maria Remarque, avec son message pacifiste en plus.

Cris comme les autres titres mentionnés sont absolument à lire, à relire et à partager, discuter avec le plus grand nombre.

Dédale

Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Combat des possédés, Le soleil des Scorta, Cris, Kaboul, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège

Extrait :

JULES
Je marche. On me laisse passer. On pousse les jambes. on se colle contre la paroi. je pense à Boris et à Marius qui n'ont pas reçu de petit papier bleu. Je pense que je pourrais déchirer le mien. Mais je ne le fais pas. je marche le long des boyaux. Je n'éprouve pas de fatigue. Mais aucun soulagement non plus. le sifflement dans l'oreille continue à me rappeler les bruits de la journée. Gerbes de terre. Course à pied. les cris. Les balles. le souffle coupé. impossible de dire ce qu'il s'est passé. Ce n'est qu'un grand nuage de fumée traversé par des hommes terrifiés. Les mains qui tremblent. Des corps qui tombent. Je suis un rescapé.
Je crois de plus en plus de nouveaux. Par petits groupes affairés. Est-ce qu'ils comprennent d'où je viens en me regardant passer ? Est-ce qu'ils voient, à la façon dont j'avance, que je luis plus vieux qu'eux de milliers d'années ? Je suis le vieillard de la guerre qui rase les parois des tranchées. Le vieillard de la guerre qui n'entend plus rien et marche tête baissée. Ne pas faire trop attention à eux. Rester concentré sur mes jambes. je dois tenir jusqu'au train. Ils prennent place dans les tranchées. Je connais le nom de ceux qu'ils remplacent. J'ai mangé avec les cadavres qu'ils ensevelissent. mais que leur importe le nom des tuées. C'est leur tour, maintenant, de jouer leur vie aux dés. Ils sont nombreux. Forts et bien équipés. Je ne suis plus un homme, comme eux. Je sors de la dernière tranchée maintenant. Voilà. La marche va bientôt cesser. la gare est là. Je lève la tête. je n'en crois pas mes yeux. Une foule incroyable de soldats, d'armes et de caisses entassées. Des trains entiers ont dû se succéder pour déverser ce peuple de soldats. Ils piétinent le sol sans avancer. Encombrés par leur propre nombre. Ne sachant où aller. Attendant de recevoir des ordres. Attendant de connaître leur affectation. Attendant pour monter au front et prendre position. Une foule entière. Une nouvelle vague pour tout recommencer. Je me fraye un passage. Nous sommes si peu à prendre le train dans l'autre sens. Je me fraye un passage au milieu de ceux qui vont me succéder. Ils ne tarderont pas à me ressembler. Je garde la tête baissée. Je ne veux pas qu'ils me voient. Je ne veux pas leur laisser voir ce que sera leur visage épuisé. Je suis le vieillard de la guerre. j'ai le même âge qu'eux mais je suis sourd et voûté. Je suis le vieillard des tranchées, je marche la tête baissée et monte dans le train sans me retourner sur la foule des condamnés.

Cris
Cris de Laurent Gaudé- Éditions Actes Sud-Babel - 126 pages