Dès les premières lignes, on plonge dans le suspense des retrouvailles entre les deux frères puis entre Abel et ses parents, sa ville d'enfance près de moulins. Les souvenirs qu'Abel voulaient fuir avec ses voyages à travers le monde reviennent en impression, chargés de moult sentiments. Mais l'auteur ne dévoile qu'au fur et à mesure les indices sur ce qui lie les frères, les enfants aux parents vieillissants. Pourtant on sent bien que dans la famille d'Abel, le cadet et d'Arnaud l'aîné un drame a eu lieu, il y a longtemps. Où se trouve Agathe, la petite sœur ?

Par touches successives, avec méthode, compassion et attention, sans jugements aucuns, Chantal Forêt examine avec délicatesse les sentiments de chacun comme un orfèvre étudie une pièce rare et fragile pour déceler ses failles et ses points de force. Ce sera la rivalité sourde qui existe presque toujours entre l'aîné et le cadet, le poids de l'attention accordée par les parents à la petite dernière, Agathe, la princesse de 6 ans à qui l'on passe tout par rapport à celle donnée aux garçons. Ce sera aussi le conflit qui opposera Abel à son père et qui provoquera le départ de l'adolescent révolté. Ce seront les recherches de la mère, son espoir finalement trahi qui la fera sombrer définitivement dans un monde à part puis dans la maladie.

Tous ces sentiments imbriqués à ceux de loyauté filiale, l'évolution des caractères des enfants qui grandissent alors qu'ils sont frappés par le malheur. Ils ne seront plus considérés comme des enfants comme les autres.

Abel est de retour. Il retrouve sa mère dans une maison de santé, touchée par la maladie d'Alzheimer. Son père, autrefois archétype de l'autorité paternelle avec laquelle on ne négociait rien, vit retiré dans cette vieille bicoque près de l'école où ils travaillaient et vivaient avant. Abel est de retour et il doit reprendre ses marques au sein de cette famille où tous ont changé avec le drame, avec le temps.

Tout ce maelström de sentiments, de ressentiments, de souvenirs, de tabous conscients ou inconscients auxquels ils sont soumis sont rendus avec beaucoup de délicatesse. L'auteur évite parfaitement tout débordement de pathos et elle fait bien. Cela aurait rendu cette histoire familiale sordide. Ici, il n'en est rien. La dignité de chacun est préservée, respectée.

Le déclic se fera-t-il après les mots juste de Claire, la femme d'Arnaud : est-ce qu'un jour quelqu'un a pris la peine de vous dire que vous n'étiez coupables de rien, que vous aviez droit au bonheur comme tout le monde ? Ce n'est pas une honte d'être heureux…
Mais accepter d'être heureux, c'était trahir Agathe.

Alors vaille que vaille, ensemble, avec ce qu'ils ont été, ce qu'ils sont devenus, ils vont aller vers une nouvelle vie.

Qui-vive est une délicate histoire, très bien menée sur le ton juste, comme une musique pleine de nostalgie et d'espérance. A découvrir bien sûr.

Dédale

Extrait :

Les garçons sont allés s'asseoir près de leur mère au bout du canapé où ils sirotent leur verre de jus de fruit en silence. Abel ne peut s'empêcher de les observer du fauteuil où il est installé. Pierre, l'aîné, qui va sur ses onze ans, ressemble à son père à cet âge, même attitude réservée, même raideur dans la façon de se tenir et de maintenir les autres à distance. Une tête de premier de la classe, ce qu'il est, comme le confirme assez vite Arnaud. Il devine qu'Antoine, neuf ans, lui ressemble davantage. Quelque chose d'effronté dans le regard dément l'attitude d'enfant sage qu'il essaie d'adopter, sans doute pour imiter son frère.
Depuis que la famille est réunie dans le salon, l'ambiance s'est tendue. Les enfants sont trop sages. Même la petite Chloé qui suce son puce sur les genoux de sa mère semble se tenir sur ses gardes, comme si une vague menace planait dans la pièce. A deux ou trois reprises, Abel surprend le regard intrigué de Pierre, jette à la dérobée du côté de son père. Peut-être perçoit-il quelque chose de nouveau dans son attitude, quelque chose qu'il ne comprend pas. Abel sent bien que son retour déstabilise Arnaud et qu'il transmet ce sentiment de malaise à ses enfants, qu'il n'est plus seulement pour eux un père, solide, tout d'une pièce, mais aussi le frère de quelqu'un qu'ils ne connaissent pas. Ce père-là, ils ne l'ont jamais vu. Abel regrette tout à coup d'être revenu, d'être cet intrus qui bouscule le cours tranquille d'une famille, le chien dans un jeu de quille. Pour un peu, il se lèverait de son fauteuil et partirait aussi soudainement qu'il est venu, il cesserait à nouveau d'exister pour eux. Il ne resterait de lui qu'un verre vide sur la table basse et un bouquet de fleurs qui se fanerait vite. Autant dire, rien. Il serait encore temps… Même le chat lové sur son coussin, celui qu'il a aperçu la première fois dans le jardin, le fixe d'un œil soupçonneux. A ce moment, il croise le regard de Claire qui, semblant lire dans ses pensées, lui sourit. Ce regard là lui dit à nouveau qu'il a bien fait de revenir.

Qui vive
Qui-vive de Chantal Forêt - Éditions Henry - 205 pages