Voir un premier roman d'une auteur suisse de 28 ans d'emblée publié par Mercure de France, on se dit qu'il cache quelque chose de prometteur. Avec L'embrasure de Douna Loup, on ne se trompe pas et l'on se dit que c'est bien mérité.

Un narrateur dont l'unique passion dans la vie est la chasse, tue ses semaines entre les heures hypnotiques sur une chaine d'usine et le soir avec des amis, collègues peu essentiels. Il écume les bars et additionne les aventures sans lendemain. Il ne veut pas d'une femme, encore moins une femme qui l'aime car cela équivaut à de la dépendance. Solitaire par choix il est déterminé à rester maître de sa vie, et surtout de ses sentiments.

Je n'en veux pas une seule qui prenne de la place, je n'ai en moi de la place pour personne dont je dépende pour me sentir bien.

Mais le samedi tout change. Dès potron-minet, cet homme de vingt-cinq ans part chasser en forêt, comme son grand-père Lou lui a appris. La forêt est sa réelle maîtresse, celle qui lui procure le plaisir le plus intense, celui où son corps et son esprit sont en symbiose. Il se sent vivre au milieu des traces, des arbres, des odeurs, des bruits, les sens aux aguets. Il se sent bien.

Un jour cette routine bien huilée s'enraille lorsque avec son copain Nello, il découvre le corps d'un suicidé. Ce Leandro Martin venu choisir sa forêt pour y mourir le perturbe au plus haut point et encore plus ce carnet de notes au feutre noir qu'il trouve sur l'homme « que la forêt travaillait dans le corps alors que son sang ne tournait plus ».

À l'occasion d'un chômage technique, le narrateur part sur les traces de Leandro accompagné par une Eva fort mystérieuse rencontrée un soir. La mort les accompagnera dans leur recherche dans le nord du pays. Pour le jeune homme, ce voyage, cette femme sibylline, les mots écrits sont autant de mystères qui l'obligeront à faire le point sur sa vie, sa propre histoire.

Eva a l'air à la fois parfaitement à son aise et étrangère partout. Quelque chose comme une absence dans ses mots et dans sa démarche

Si le fond de ce récit est des plus simples, tout l'attrait, le charme de L'embrasure réside dans la plume de Douna Loup, une plume pleine d'inventions, d'expressions remodelées avec brio, de sensualité - surtout lors des marches dans la forêt -, sans oublier l'usage d'un ton neutre, comme l'est le narrateur vis à vis des sentiments. Tout est maîtrisé. Il en résulte un style très élégant, soigné sans pour autant être compliqué, pesant ou froid.
Entre autres exemples on notera : c'est découvrir une femme « par en bas » ou bien « la bête de chasse c'est plus furibond…» ou encore « je n'irai plus le matin pointer mon corps dans cette usine. » ou bien se réchauffer « de nourriture ensemble. » Une écriture très plaisante à lire.

À découvrir pour les mots, ce couple peu commun et cette forêt omniprésente si sensuelle.

Dédale

(Les avis des autres membres du jury des Biblioblogueurs en suivant ce lien et ceux du jury des lecteurs dans les commentaires du billet)

Extrait :

Eva est partante, ses yeux se plissent, elle rit en me lisant la carte. Nous prenons ce qu'il y a, le bar ne propose pas de la grande gastronomie mais cela n'empêche pas la chaleur d'enfler dans nos corps. Je vois bien comme elle devient rouge et brillante, elle participe au repas avec les gestes d'une danseuse. Je regarde ses mains, comme sous hypnose. Je me régale aussi du plat chaud et simple qui remplit mon assiette. Je nous ressers du vin et à chaque fois nous trinquons, au vent d'hiver, à notre chambre d'hôtel, à nos vacances, à notre présent. J'ai envie que ça ne s'arrête jamais. Je me surprends à me dire que la compagnie d'Eva me fait découvrir le chiffre deux. L'alter égale. Ça m'effraie mais je ne veux pas lutter contre, il y a une griserie qui monte. Les chasses ont toujours été les meilleurs moments de ma vie. La concentration, l'efficacité de mon corps et de mon esprit réunis. En face d'Eva aussi je réunis tout. En plus, je me découvre un autre impact, différent de celui de la chasse.
Là-bas, c'est la bête et les sensations qui font le prix du jeu. Ici c'est autre chose. Il y a les mots, il y a les échanges dans le regard, le corps prend du plaisir à être simplement vivant. Il y a le reflet de mon existence, son visage se teinte en fonction de ce que je dis et, pour une fois, je trouve ça précieux. J'ai envie de voir la femme sans sexe, avec du coeur qui déborde à profusion dans nos rires. J'ai envie de dire « ma sœur » et de sentir que c'est elle qui rentre à l'intérieur de moi. J'ai envie de connaître ce qu'elle aime, j'ai envie d'exister dans l'aire qu'elle respire ici-bas.

L'embrasure
L'embrasure de Douna Loup - Éditions Mercure de France - 156 pages