Ce recueil est composé de 5 longues nouvelles (une cinquantaine de pages par récit) dans lesquelles Gabriel Chevallier croque l'âme humaine et ses travers :

À l'instar de La Peur, l'action de Crapouillot se situe dans les tranchées de la guerre de 14-18. Mais cette fois, Gabriel Chevallier opte pour un registre tout différent. Quand dans La Peur, l'auteur déployait sur plus de trois cents pages l'horreur absolue et la terreur des soldats, il décrit ici dans un verbe coloré, le portrait d'un gradé haï et moqué de ses troupes : le stupide capitaine Crapouillot. Crapouillot rêve de gloire, de reconnaissance, et celles-ci se comptent, selon lui, aux nombres de morts dans sa compagnie. Le narrateur, simple soldat, nous raconte comment ses collègues et lui mettent en place des stratégies pour satisfaire le capitaine sans pour autant risquer leur vie. Si cette nouvelle n'a évidemment pas la charge émotionnelle de La Peur, et si le rire l'emporte plus souvent sur l'horreur, on retrouve le regard acerbe et critique de Gabriel Chevallier sur cette guerre absurde et sanguinaire :

Pour paysage, d'immenses mares de purin humain où baignaient les macchabs, dans une odeur puissante qui mariait le vomis, les chiottes et la morgue. Et ça tonnait, ça giclait, ça tombait de partout, la sacrée ferraille éventreuse. Ça vous tombait dessus ou à côté. Dessus, on était cuit, amen ! À côté, on réchappait provisoirement, mais, nom de Dieu, on ne bandait pas ! Une chose follement, monstrueusement idiote. Avec ce seul genre de distraction : attendre interminablement que ça ait fini de vous tomber à côté, de vous manquer, attendre qu'autour de vous il y eût suffisamment de types zigouillés.

Avec Tante Zoé, Gabriel Chevallier choisi clairement la tonalité humoristique. Il nous conte l'histoire d'une famille un peu cinglée et démunie. La tante Zoé est celle par qui tout va arriver et plus que son portrait, ce sont ceux du reste de la famille que Gabriel Chevallier s'amuse à nous dépeindre à travers la voix du plus jeune des enfants : le père se rêve à la tête d'une entreprise florissante mais n'a pas les moyens de ses ambitions ; la sœur aînée est une arriviste mythomane ; et la mère fait ce qu'elle peut pour préserver la stabilité du foyer. D'ailleurs les sœurs aînées l'avaient bien mise en garde contre cette union contre nature, en particulier la fameuse Tante Zoé, que personne à la maison ne peut « sentir ». Il faut dire qu'elle est aussi moche qu'insupportable :

Elle avait un cou immense et mince, toujours caché par un col baleiné de l'ancien temps, dont les pointes latérales arrivaient au lobe de ses oreilles, ornées de pendentifs vieillots. Elle était d'une extrême maigreur et platitude du buste. Pour le bas, elle tenait plutôt de l'éléphant, avec un arrière-train énorme qui conférait à sa virginité un côté ostentatoire et monstrueux. Cette arrière-train se mouvait avec un dandinement d'oie, et c'était toute une affaire de le caser entre les bras d'un fauteuil.

Dans la troisième nouvelle, Le perroquet, on retrouve les codes du récit policier. Un braqueur à la petite semaine, Mourier, s'imaginait assassin. Mais une fois l'acte accompli, il se rend compte que le costume ne lui va décidément pas. Il décide alors de changer radicalement de vie et de se ranger des voitures. Mais un jour où l'autre, le passé finit toujours par vous rattraper...

On croit que les assassins sont des fainéants et de méprisables dévoyés. Mourier estimait maintenant qu'ils font un métier, dans lequel il leur faut déployer des qualités de sang-froid, de courage et de persévérance. Ce métier exige des dons certains, point donnés à tout le monde. En somme, une véritable vocation. Il avait cru avoir cette vocation, il l'avait soigneusement cultivée en lui. Eh bien non ! il ne l'avait pas !

Comme pour les précédents récits, l'action n'est qu'un prétexte et Gabriel Chevallier s'intéresse avant tout à l'âme humaine, à ses travers et ses ambigüités. Plongé dans la tête du meurtrier repenti, le lecteur découvre le poids du remord et de la folie mais aussi et surtout, celui de l'orgueil qui fait tout déraper.

Le sens interdit est peut-être la nouvelle la plus audacieuse pour l'époque. Initialement publié en 1948, soit seulement trois ans après la fin de la seconde Guerre Mondiale, ce texte aborde la délicate question de la collaboration et de la résistance sous le régime de Vichy. Tout commence quand le pauvre Monsieur Dubois, perché sur son vélo et tiraillé par la faim, a la mauvaise idée de prendre une rue en sens interdit pour aller plus vite…
Avec un recul étonnant, Gabriel Chevallier décrit le parcours d'un type lambda, au départ bon citoyen et patriote, qui va basculer par appât du gain. Mais il montre aussi comment d'autres réussissent toujours à s'en sortir…

La dernière nouvelle, Le trésor, est sans doute la plus réussie. Point d'argot, de langage familier ou d'humour noir. Ici, il est question d'un homme qui se sent vieillir, qui sait qu'il a atteint la fin de son chemin et qui désire avant de partir, léguer à ses enfants préférés le trésor qu'il a caché dans son jardin trente ans plus tôt. Dans ce très beau texte, Gabriel Chevallier nous livre les réflexios d'un homme au seuil de sa vie. Il y parle d'amour, des femmes, de la guerre, de transmission, de réussites et de défaites. « Il était seul, dans son jardin clos de murs, au-dessus de son trésor dont chaque coup de pelle le rapprochait un peu. Seul avec ses souvenirs, seul avec son égoïsme et sa faiblesse de vieillard ». Il y a dans cette nouvelle, une poésie et une tendresse qui tranche avec le reste du recueil. Un apaisement salutaire, un dernier souffle d'espoir.

Cette dernière nouvelle était particulièrement bienvenue car, si les autres textes qui composent ce recueil sont de bonne qualité, je les ai trouvés malgré tout un peu classiques dans leur construction et leur écriture. En fait, je suis encore tellement imprégnée du roman choc La Peur, que la comparaison inévitable, a sûrement été néfaste à ce recueil de nouvelles. Non pas que les textes soient mauvais, bien au contraire, mais rien d'aussi fort que ce témoignage sur la première Guerre Mondiale. Alors, plus que cette Mascarade honorable, je vous invite à lire ce que j'avais écrit sur La Peur il y a bientôt un an, et j'espère que cela vous donnera envie de découvrir ce texte magistral, d'autant que l'ouvrage est maintenant disponible au format poche.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Cuné)

Laurence

Extrait du Trésor :

Les siècles l'environnaient comme des montagnes inaccessibles, dans un cadre de choses printanières, où, penché, tanné et raide, il ressemblait à un vieil épouvantail parmi les jeunes pousses, les fleurs et les boutures verdoyantes. tout renaissait autour de lui, qui ne pouvait que continuer à vieillir. Il eut le sentiment d'être ridicule, attelé, avec sa petite pelle, à une besogne mesquine et parfaitement vaine. Mais c'est le destin des hommes que leurs occupations soient dérisoires, comparées au grandiose de la nature. Ce même cadre avait sans doute vu l'arrivée des légions romaines, l'invasion des Barbares, les hordes dépenaillées de la guerre de Cent Ans, les carrosses du Grand Siècle, les armées de Napoléon. Il voyait maintenant un vieillard sans renommée gratter la terre pour en retirer quelques pièces d'or qui enrichiraient des êtres sans grand intérêt, dont le passage ici-bas serait aussi fugace pour l'ensemble de la création que les moissons des champs, la neige des hivers et les fleurs d'avril. Tout ce que font les hommes paraît bouffon, mesuré aux thermophiles des millénaires, qui les voient défiler, chétifs et pourtant bouffis d'importance. Mais peut-être une certaine grandeur de l'homme vient-elle de la lutte obstinée qu'il soutient contre les forces de destruction qui l'anéantiront à coup sûr, lui et les siens, et sa plus lointaine descendance.

Mascarade
Mascarade de Gabriel Chevallier - Éditions le Dilettante - 318 pages