Il était une fois, deux Jeannes : Jeanne qui rit et Jeanne qui pleure. Amies d'enfance, elles ont grandi ensemble, on appris, ensemble, à faire face à l'adversité. Mais alors que l'une vit une grossesse épanouie, l'autre – la narratrice – ne se supporte plus. Dès les première phrases, Christine Détrez entre dans le vif du sujet :

Elle grossira, je maigrirai. Plus elle enflera, plus je me creuserai. Plus elle épaissira, moins je pèserai. Ellen, pieds fichés en terre, plus que jmais soumise aux lois de la gravité, et moi, légère comme une plume, presque envolée. On ne verra plus qu'elle, peau du ventre bien tendue, et moi, je disparaîtrai, m'effacerai. Elle resplendira, et moi, reflet inversé. Elle, la photo, tout en sourires, moi, le négatif embrumé d'obscurité. Brioche levée, chairs moelleuses où se moirera la lumière, et moi, morceau de pain sec, épaules et hanches osseuses.

C'est l'histoire d'une femme qui souffre terriblement et n'admet pas que son double, son alter-égo, son amie de toujours soit heureuse. Terrible pensée que de vouloir le malheur de celle que l'on aime tant mais plus terrible encore les raisons qui motivent tout cela.

De l'intrigue, je ne vous en dirai pas plus pour vous laisser le plaisir de la découvrir par vous même. Mais je ne me priverai par contre pas du plaisir de vous parler de l'écriture de Christine Détrez. Déjà dans Rien sur ma mère, je soulignai la puissance et l'élégance du style de cette romancière. Avec ce roman, Christine Détrez confirme ce talent rare. Elle parvient à mettre des mots sur les maux : quand le corps ne suit plus et nous trahit, que la maternité devient insupportable à vivre mais qu'il faut sourire malgré tout parce que cela ne se dit pas ; quand on se hait parce que l'on jalouse celle que l'on devrait chérir. Christine Détrez, à travers la voix de sa narratrice parvient à dire l'indicible, l'innommable parce que trop honteux.

Plongé dans la tête de la narratrice, le lecteur a, au début, bien du mal à comprendre où on veut l'emmener. L'écriture est aussi éclatée que la pensée de la pauvre Jeanne, de la folle Jeanne. On alterne sans cesse entre les réflexions présentes et les souvenirs d'enfance. Et puis, petit à petit, on croit comprendre. L'horreur, la douleur, l'insupportable. Mais puisqu'on est dans la tête de Jeanne, on ne comprend finalement que ce qu'elle nous laisse entrevoir… Et la fin arrive, violente, inattendue et pourtant si évidente.

Une fois encore, Christine Détrez réussit l'exercice périlleux de faire parler le corps pour témoigner des souffrances psychiques. J'aime son phrasé, même s'il peut paraître parfois déconcertant et hermétique. J'aime cette exigence, cette poésie, ce refus de la facilité. Mon seul regret est que le récit se finisse aussi abruptement. J'aurais préféré que l'auteur laisse encore un peu la parole à sa narratrice, qu'elle lui laisse plus de temps pour dénouer les fils. Ici, la chute, aussi surprenante soit-elle, est trop précipitée, trop vite balayée.

Malgré cette dernière réserve, je ne saurais trop conseiller ce roman un peu à part, agréablement dérangeant et merveilleusement bien écrit.

Du même auteur : Rien sur ma mère

(D'autre avis, ailleurs dans la blogosphère : Pascale, Mademoiselle, Malice, Aproposdelivres, Pikkendorff)

Laurence

Extrait :

Je ne peux détacher ma pensée de ce bébé en ton ventre comme un sablier ; ça coule partout le sable, ça s'insinue, insidieusement, dans les moindres recoins, ça grippe les rouages. Et plus il grandit en ton ventre plus l'angoisse monte en moi, eau saumâtre à marée haute, vitesse du cheval au galop, qui me bouleverse, qui m'emporte.
L'angoisse qui roule et se déroule, essayer de se souvenir des exercices de respiration abdominale pour l'amadouer, avoir un peu de répit, pouvoir souffler. Comme le supplice du moyen-âge, une cage ouverte sur le ventre, avec un rat dedans, et des braises sur la cage. Et le rat cherche une issue loin du feu. Je te laisse imaginer la suite. Ça faisait longtemps, je l'avais oubliée, ma vieille ennemie. Elle attendait, tapie en moi.
Tu me voles la raison, Jeanne, elle s'agite, gigote comme ce bébé dans ton ventre, un oiseau dans la cage, non, un oiseau coincé dans la véranda, qui s'affole, et se heurte aux parois, cherchant désespérément une sortie. Sans issue. Folle du logis.
Tu me voles ma vie, Jeanne, avec ce bébé dans ton ventre. Votre bébé. Parce que je sais que s'il n'y avait pas eu Hector, j'aurais été à ta place. Et que ce bébé serait le mien, le nôtre.

De deux choses l'une
De deux choses l'une de Christine Détrez - Éditions Chèvre-feuille étoilée - 165 pages