Au départ il y a une scène d’anthologie : la naissance d’un enfant, entre vingt-trois heures et une heure du matin du jour suivant, lors d’une nuit d’orage ponctuée d’éclairs.
La naissance de Gregor se déroule ainsi dans cette obscurité bruyante jusqu'à ce qu'un éclair gigantesque, épais et ramifié, torve colonne d'air brûlé en forme d'arbre, de racines de cet arbre ou de serres de rapace, illumine son apparition puis le tonnerre couvre son premier cri pendant que la foudre incendie la forêt alentour.
Et dans cet éclair – qui va engendrer le titre de cette troisième vie romancée – Echenoz va y voir un signe, un fil conducteur qui guidera toute la vie de Grégor alias Nikola Tesla. Dès cette première scène le ton est donné : nous sommes dans la légende.
Jean Echenoz le renomme Gregor et, à l'instar des deux précédents livres, ne s'embarrasse d'aucun impératif biographique pour romancer la vie de ces personnages de génie.
Echenoz déduit deux choses de cette nuit symbolique : la passion de Gregor pour l’électricité (Tesla inventera le courant alternatif) et le caractère ombrageux, en dent de scie, de son personnage de génie.
À la fois élève brillant et incompris, Gregor a des dons exceptionnels, notamment celui de « se représenter intérieurement les choses comme si elles existaient avant leur existence, les voir avec une telle précision tridimensionnelle que, dans le mouvement de son invention jamais il n’a besoin de croquis, de schéma, de maquette ni d’expérience préalable. »
Mais Gregor a aussi des Tocs : il a besoin en permanence de connaître l’heure exacte , il s’entoure de vingt et une serviettes pour nettoyer tous les couverts qu’il va utiliser dans un hôtel prestigieux…
Et puis il y a les femmes.
Il apparaît d’abord qu’il aime mieux être seul et vivre seul en général, et se considérer dans les miroirs plutôt que regarder les autres, et se passer des femmes bien qu’il leur plaise beaucoup car il est fort beau, fort grand, brillant et beau parleur, il n’a pas quarante ans, il est à prendre. S’il n’est certes pas indifférent, n’aimant pas mieux les hommes, à ce que les dames se pressent discrètement autour de sa personne, il semble jusqu’ici qu’il désire peu qu’elles se rapprochent au-delà d’un seuil précis.
Il y a bien la belle Ethel qu’il convoite auprès de son ami Axelrod, mais elle sera jalouse d’une passion qu’il développera sur le tard : une passion pour les pigeons.
Ce qu’il va inventer ? Des trucs géniaux : « La radio. Les rayons X. L’air liquide. La télécommande. Les robots. Le microscope électronique. L’accélérateur de particules. L’Internet. J’en passe. » égrène Jean Echenoz dans son style éblouissant.
Car le style ! Oui le style de Echenoz est génial, au sommet de son art. Comme dans ce paragraphe :
Très tôt, parmi celles-ci, lui vient la certitude qu’il ferait bien par exemple un petit quelque chose avec la force marémotrice, les mouvements tectoniques ou le rayonnement solaire, des éléments comme ça – oui, pourquoi pas, histoire de commencer à se faire la main, avec les chutes du Niagara dont il a vu des gravures dans des livres et qui lui semblent assez à son échelle. Oui, le Niagara. Le Niagara, ce serait bien.
Gregor n’est pas en accord avec la société qu’il côtoie. Anachronique, il est probablement en avance sur son époque, puisque Echenoz va jusqu’à suggérer qu’il aurait eu la vision de que pourrait être l’Internet. Mais ce personnage n’est pas cupide : il ne pense pas à faire breveter toutes ses inventions, et il ignore le profit qu’il pourrait tirer de ses découvertes, du moment qu’il peut loger dans un hôtel luxueux et mener grand train, tout va bien. Et, plus fort que tout - ou pire que tout, pour un investisseur –, son plus grand projet crève le plafond du désintéressement : il fournirait de l’énergie à volonté, gratuite pour tous. Inutile de dire que les investisseurs vont tout faire pour que le projet ne voit jamais le jour.
Qui est Grégor alias Nikola Tesla en définitive ? Une génial inventeur (du courant alternatif à l’accélérateur de particules) qui ne saura pas protéger ses inventions ? Un exhibitionniste qui adorera se mettre en scène et fanfaronner avec ses découvertes ? Un mondain au luxe tapageur qui fréquentera la haute société ? Un visionnaire, un mythomane ? Un paranoïaque plein de lubies comme sa passion ultime pour les pigeons ?
La grande qualité de Des éclairs est que Echenoz nous laisse nous faire notre propre film. « Dans chacun de mes romans » dit l’auteur dans une interview au Monde, c’est le personnage qui doit être l’auteur du livre. Sa pratique ou son art détermine, dicte la façon d’écrire sur eux ». D’où ces phrases sautillantes comme des éclairs, à l’image de ses propos désabusés sur la vie mondaine :
Toutes ces mondanités. Qu’il est donc fatigant d’être à l’intérieur de soi, toujours, sans moyen d’en sortir, considérer toujours le monde depuis cette enveloppe où on est enfermé. Et ne pouvoir, à ce monde, montrer de soi qu’un extérieur maquillé tant bien que mal en s’aidant de miroirs. Plus envie de rien, d’un coup. Petit accès de tristesse.
Qu’est-ce qui relie ces trois personnages, géniaux dans leur domaine (la musique, le sport, la physique), portraiturés de façon magistrale par Jean Echenoz ? Tous les trois connaissent un succès médiatisé, puis la déchéance. Comme des pantins sur le fil du rasoir, ils naviguent dans la vie de façon solitaire et désenchantée.
C’est peut-être pour cela qu’écrit Echenoz aujourd’hui, pour saisir le mystère de ces moments, inexplicables, où un personnage bascule par les choix qu’il fait – infimes sur le moment mais d’une importance capitale pour leur vie.
Pour cette rentrée littéraire, pas de doute, Echenoz c’est mon Goncourt à moi.
Du même auteur : 14, Courir, Je m'en vais., Caprice de la reine
Alice-Ange
Extrait :
Cependant, Gregor en a conscience, ces idées ne sont que des reprises d’anciennes esquisses, elles commencent à date un peu, il serait bon d’en trouver une nouvelle : il la trouve. En ces temps où la guerre se remet à menacer un peu partout dans le monde, il lui en est venu une dont il n’est pas mécontent. Il s’agirait cette fois d’un procédé invisible de grande puissance, faisceau de particules ravageur et fièrement baptisé Rayon de la mort. L’arme absolue. Fondée sur le principe de l’accélération des particules – qui vont si vite qu’elles n’ont pas besoin pour nuire, d’être volumineuses -, cette arme serait susceptible d’arrêter une voiture en pleine course, un bateau fendant l’eau ou un avion en vol, en les faisant tout simplement fondre. Un tel dispositif défensif rendrait tout pays, grand ou petit, faible ou fort, d’autant plus apte à assurer sa propre protection qu’indestructible par les forces adverses, qu’elles soient aériennes, terrestres ou maritimes. Sa capacité dissuasive serait telle qu’elle en viendrait à rendre inenvisageable, impensable, la possibilité même de la guerre. L’arme absolue, décidément, provoquant l’harmonie mondiale. C’était déjà quarante-cinq ans plus tôt l’idée, qui vaut ce qu’elle vaut, d’Alfred Nobel avec ses explosifs.
Des éclairs de Jean Echenoz - Éditions de Minuit - 176 pages
Commentaires
jeudi 28 octobre 2010 à 08h47
Quel livre ! Une écriture qui coule ,on ne peut que se laisser porter par ce personnage extravagant .Il court à la recherche de l'inaccessible vite ,toujours plus vite. A la fois fascinant et exaspérant il ne peut laisser indifférent .Un régal à ne surtout pas manquer
jeudi 28 octobre 2010 à 13h49
C'est vrai Sylviane, tout à fait juste, ce personnage est à la fois fascinant et exaspérant, avec ses petites manies et ses TOC. Et l'écriture de Echenoz est fabuleuse : il réussit à nous passionner pour un personnage qui serait passé complètement inaperçu sans ce livre.
lundi 1 novembre 2010 à 21h17
Alice-Ange connaît bien Echenoz et ses commentaires sont éclairants : je n'ajouterai donc rien si ce n'est que le choix du prénom du personnage n'est pas sans renvoyer à celui du personnage principal de La métamorphose. Les deux Gregor sont tous deux des monstres d'intelligence victimes de leur passion incompréhensible pour autrui. J'ai adoré aussi l'horreur affichée par l'auteur pour les pigeons qui ne sont somme toute que de ventrus Saints Esprits colonisant les places publiques.
mardi 30 novembre 2010 à 17h13
Bonsoir, je confirme que Des éclairs est un excellent roman avec du style. Echenoz a vraiment du talent pour narrer des vies en allant à l'essentiel. Je n'ai pas lu Ravel, mais je compte bien le faire (voir mon billet du 01/11/10). Bonne fin d'après-midi.
mardi 30 novembre 2010 à 19h41
Merci DASOLA pour ce commentaire, oui c'est vrai "Des éclairs" est excellent et je vous recommande les 2 autres "Ravel" et "Courir" dans le même style. Bonnes lectures