Oui mais voilà, Bodor doit se rendre à l’évidence : il ne comprend rien aux poètes modernes. Certains initiés, libraires ou eux-mêmes poètes, ont pitié de ce jeune homme si désespérément ignare de ses talentueux contemporains, et lui expliquent qui prendre en exemple. Bodor, plein de bonne volonté, va ainsi découvrir les grands poètes, coqueluches de Montmartre et Montparnasse, et écrire à leur façon pour leur rendre hommage.
Je ne suis pas férue de poésie et je n’y connais pas grand-chose… Mais une chose est certaine, je suis assez hermétique à la poésie qui s’affranchit des codes classiques. J’ai donc hautement savouré les passages dans lesquels Bodor Guila découvre Blaise Cendrars ou encore Guillaume Apollinaire, s’essayant ensuite à copier leur style.
Eddy du Perron a dû jubiler en écrivant ces pastiches, qui tournent en ridicule certaines habitudes stylistiques de ceux qui étaient donc ses contemporains. On enlève des syllabes dans une poésie à la gloire de Cendrars, on remet toutes ces syllabes arrachées dans le poème pour Cocteau… Mais Bodor Guila sait que la plèbe a encore du chemin à faire pour atteindre les sommets des poètes modernes, alors il a parfois pitié de nous :
De ma précédente poésie florentine j’ai fait sauter chaque sixième mot, me réhabilitant ainsi devant mes lecteurs ! Napoléon fit fusiller parfois un rebelle sur dix, j’ai expulsé un rebelle sur six : rebelles trop logiques contre ma jeune audace ! Mais devant ceux qui préfèrent toujours des vieux chemins, je jette ici, d’un geste méprisant, le troupeau consterné des mots superflus.
Eddy du Perron, jeune intellectuel néerlandais ayant grandi dans ce qu’on appelle désormais l’Indonésie, arrive à Paris pour découvrir l’avant-garde littéraire, dans l’espoir de lui-même devenir un écrivain reconnu. Déçu par le monde qu’il découvre, il décide de le quitter puis de le railler dans ce petit ouvrage publié en 1923 ou 1924, à travers lequel il se moque de la pensée de l’époque : un poète génial doit être un poète fou. Désormais quasiment tombé dans l’oubli, on ne connaît souvent Eddy du Perron que pour son amitié avec André Malraux, qui lui dédie La condition humaine. Cette petite lecture, pas mémorable mais sympathique (surtout le début ; la fin, pour pasticher Apollinaire, ne s’embarrasse plus de ponctuation, et classique comme je suis, ça m’a gênée), est l’occasion de redécouvrir ce témoin privilégié du Paris littéraire des années 20.
Extrait :
Ma foi, être compris par tout le monde, c’est livrer la preuve qu’on est banal. Être compris par quelques-uns, c’est bientôt être compris par chacun. La meilleure garantie de n’être compris par aucun, c’est de ne pas se comprendre.
Puis : comprendre, - c’est le contraire de sentir. Or les gens de lettres (les vrais !), sont là pour louer tout ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, puisqu’ils ne demandent qu’à sentir.
Hélas, je ne peux sentir, sans comprendre. J’admets le grand talent du jeune littérateur, les yeux fermés.
Et les yeux fermés je lui ai fait cette tentative de poésie moderne que je lui dédie, le suppliant de ne pas comprendre. Seulement, j’ai des doutes. Car malgré tous mes efforts je me suis compris en l’écrivant.
Manuscrit trouvé dans une poche d'Eddy du Perron - Éditions Cambourakis - 56 pages
Commentaires
vendredi 29 octobre 2010 à 17h19
Kali, je vous ai fait faux-bond pour l'énigme de dimanche dernier... désolée! j'ignore tout d'Eddy du Perron et je n'aurais jamais trouvé! le titre me semble une parodie du Manuscrit trouvé à Saragosse intéressant dans le genre fantastique, mais qui n'a rien à voir avec celui trouvé dans une poche...à une autre énigme!
vendredi 29 octobre 2010 à 22h32
La question de la référence au Manuscrit trouvé à Saragosse avait été soulevée dimanche, mais je ne l'ai pas lu, donc je ne sais pas s'il y a effectivement allusion ou si c'est une simple coïncidence...
samedi 30 octobre 2010 à 11h07
Bonjour, je me permets de vous signaler que ce même titre a été emprunté par Julio Cortázar pour l'un des huit récits qui composent "Octaèdre". Bien que l'histoire de cette nouvelle soit complètement différente de celle de du Perron, la référence n'est peut-être pas involontaire. Par contre, je devrais mieux vérifier la fortune de Potocki au XXe siècle, mais à ce que je sais son œuvre, oubliée juste après sa première édition vers 1850, n'a été redécouverte que beaucoup plus tard, vers 1960. Vraisemblablement du Perron ne la connaissait pas.
Bien à vous
~am
dimanche 31 octobre 2010 à 13h22
Donc ce serait Cortazar qui se serait inspiré de Du Perron?
Et merci pour l'information au sujet de la redécouverte de Potocki, j'ignorais totalement!
dimanche 31 octobre 2010 à 15h04
Résultats de toutes les informations communiquées: je ne lirai sans doute pas Du Perron, mais sûrement Octaèdre de Cortàzar! merci!