Josef Strauber est un greffier dans l'administration de la République - jamais nommée mais si grande et si structurée qu'à bien des détails, elle ressemble beaucoup à la grande Russie. S. est un homme d'une quarantaine d'année, mûr, divorcé et entretenant une épisodique relation avec une maîtresse qui l'oublie assez vite. Sa nomination au poste de Déléguée est à ses yeux une promotion. L'occasion de donner un nouveau souffle à sa vie routinière. Une occasion d'appliquer les grandes idées philosophiques glanées dans les lectures que ces maigres revenus lui permettent.

S. prend donc ses fonctions et s'installe en troisième classe dans le train qui ressemble fort au Transsibérien et qui l'emporte au fin fond du pays. La route menant à Lurna n'est même pas dessinée sur les cartes. Il lui faudra suivre les vagues indications des personnes partageant son voyage. Dans ce train et dans les villes où il fait étapes, il a l'occasion de croiser bien des personnages. Il en apprendra sur la nature humaine, les relations, sentiments de ses concitoyens sur la République, sur l'autorité, sur le rôle attendu d'un Délégué. L'auteur montre ici une belle maîtrise à dresser des portraits haut en couleurs. De la jeune femme plein de débrouillardise pour assurer les repas dans leur cabine ou Britov, sorte de philosophe-courtisan faussement blasé de tout jusqu'à l'ignoble et haineux Délégué de Stopié.

Enfin arrivé à Lurna, S. n'est pas attendu et tombe franchement des nues. Sans être vraiment hostile, la population l'ignore allègrement. Et ce n'est pas ses premières actions pour asseoir son autorité que S. va améliorer les choses. Loin s'en faut ! De plus, pris dans ses chimères, ses illusions sincères qu'il fait bien, il ne voit pas qu'il se met la population de la région à dos ni tout ce que Mona, la jeune femme placée à son service fait pour lui. Elle le nourrit, le soigne de ses d'épuisements intellectuels, travaille comme une forcenée pour faire vivre la maisonnée, vu que les revenus de S. ne sont pas versés par la République qui l'a comme oublié. Elle ne reste auprès de S. que pour l'amour de son fils André, un petit drôle intelligent que S. finit par prendre en affection.

Sous la plume de D. Desbrugères, claire, fluide, académique au souffle presque philosophique, S. est un homme inconstant, ayant peu confiance en lui, qui s'emballe vite sur des projets éphémères et qui les abandonne tout aussi rapidement qu'ils sont émergés dans sa tête. C'est un homme candide, plein d'idées sur sa fonction pour laquelle il n'a jamais reçu la moindre formation. Alors évidemment, quand il est confronté à la réalité des taches dévolues à un Délégué, quand cette réalité ne colle pas à ce qu'il a dans la tête, il se trouve fort dépourvu, en manque de ressources pour rebondir, ne pas être déçu et encore moins décevoir les quelques administrés qui veulent bien croient en cette fonction dont ils ne connaissent rien.

Ensuite, sans tout abandonné définitivement, S. laisse aller les choses, la vie tranquille de Lurna, une vie de débrouille sous la coupe secrète mais ferme des nantis de la région. Il se tourne vers l'étude des la flore locale. L'amour de Mona et d'André, leur présence à ses côtés sont les derniers remparts avant que sa raison ne flanche résolument. Décidera-t-il un jour à renoncer à ses projets en tant que Délégué ? Pour l'heure, il s'engage jusqu'à l'épuisement dans les travaux d'assainissement des marais en bordure de la ville. Comme un dernier baroud d'honneur. Comme pour montrer que même si les villageois le traitent comme un roi sans royaume, il reste toujours debout, accroché à ses valeurs. Ils verront bien ce qu'ils verront.

Pour un premier roman, D. Desbrugères nous offre là un lent, dense et magnifique roman comme une grande fresque de la nature humaine. Une belle étude presque philosophie de ce que l'homme peut être face à ses désillusions, les idées qu'il a sur lui-même, son impact sur autrui.

Une très agréable découverte.

Dédale

Extrait :

Perchés sur une branche, ils dominaient l'entrelacement d'eau et de végétation. Fidèle à la manie tuante des drôles, André assommait S. de questions. Ce dernier improvisait des réponses et, en même temps, voyait naître son projet, un plan prendre forme. Avec cette mémoire vigilante des enfants, le garçonnet n'hésitait pas à les lui rappeler quand d'un jour sur l'autre, le Délégué se contredisait. Se prenant pour un bâtisseur, il imaginait un chapelet d'étangs, de pêcheries. Une ou deux guinguettes enfonçaient leurs pilotis sur les rives, et les soirs d'été et les fins de semaine, les promeneurs flânaient sous les frondaisons. Les gamins se baignaient. Les familles déjeunaient sur l'herbe. les pêcheurs rêvassaient, hypnotisés par l'immobilité de leur bouchon coloré. André déclara avec défi qu'il ne savait pas nager. Qu'à cela ne tienne, S. s'engagea à assurer son apprentissage, oubliaient son goût modéré pour la natation, ces compétences discutables en la matière et pour l'activité physique en général. Pour le dédommager de son attente - le plan d'eau restait à arracher aux joncs et aux nénuphars -, S. Lui enseigna le fonctionnement de la boussole dont la fragile aiguille tremblotante et obstinée le fascinait.
Peu à peu, le projet prenait une tournure particulière dans l'esprit de S. Parti d'une foucade, prolongé par jeu avec André, l'aménagement du marais devenait la voie d'un accomplissement plus grand encore. Certes, la promotion mettrait l'accent sur le développement économique, sur l'embellissement du bourg et les agréments pour la population. Autant d'arguments qu'il lui faudrait développer avec conviction et emphase lors des réunions préparatoires pour enlever l'adhésion de la population entière. Pourtant, en mentor, S. voyait plus loin. Une vision sociologique et philosophique émergeait de ses lectures acharnées : unir les habitants de Lurna grâce à un projet commun, fût-il celui de construire des digues. Là était le but suprême, dans l'apparition d'un esprit communautaire porté par une réalisation collective, dans celle d'une fierté partagée et fédérative.

Le délégué
Le délégué de Didier Desbrugères - Éditions Gaïa - 294 pages