Viktor Henrik Askenazi est le héros de cette intrigue. Il est professeur de langues orientales, et cherche à échapper, durant un voyage, aux pressions qui l'assaillent de toutes parts. Car Askenazi est un homme troublé. Par sa femme, qui est parti avec un autre homme. Par une ancienne maîtresse, danseuse, avec qui il a vécu une histoire passionnelle intense. Mais aussi par ses collègues et ceux de son milieu social qui, plus ou moins subtilement, lui indiquent ce qu'il doit faire ou non. Mais le plus grand trouble chez Askenazi, c'est une interrogation, qui le taraude : que cherche-t-on dans le plaisir, le désir ? Quand atteint-on la satisfaction ? Cette obsession métaphysique sera la cause de la déchéance de ce professeur, car il n'y trouve pas de solution.

Askenazi est un homme dont il est difficile de dire qu'il est sympathique. Il contrôle tout, ou en tout cas, en donne l'illusion. Son monde vacille lorsqu'il réalise que son épouse lui raconte qu'elle part avec un autre. Car si lui avait une aventure, réprouvée par tous, avec une danseuse, il réalise que parfois, il doit subir le choix des autres. Surtout, il n'arrive pas à trouver la réponse à la question qui le mine, lui fait parcourir d'Europe dans tous les sens, pour finir dans un hôtel de la côte dalmate, dans lequel son existence va prendre un tour nouveau.

L'ouverture du roman, dans cet hôtel surchauffé, au milieu de cette aristocratie aisée, presque décadente, est un très beau moment de littérature. On se promène dans les jardins, dans les salles à manger, sans but ni orientation, comme ces oisifs qui se demandent comment tuer le temps. Puis la figure d'Askenazi apparaît, celle d'un homme honni par ceux de son milieu, qui ne peuvent s'empêcher de juger les comportements de leurs semblables, avec pour but de leur faire prendre la seule voie qui leur semble être la bonne.

Avec une plume élégante, et en n'hésitant pas à construire des phrases longues et tortueuses comme peuvent l'être les réflexions d'Askenazi, Márai signe un roman dont l'ambiance évoque un univers et clos et faisandé comme celui de Mort à Venise, et un personnage poursuivi par des démons dont il n'arrive pas à se défaire, comme le sont souvent ceux de Stefan Zweig. Le rapprochement entre ce dernier et Márai n'est d'ailleurs pas anecdotique, quand on sait que les deux auteurs, originaires d'un empire austro-hongrois en pleine déliquescence, ont été contraints à l'exil et se sont suicidés. Ce pessimisme, cette description d'une fin de règne où les conventions l'emportent, sont présents dans ce roman, et en font toute la saveur.

Yohan

Du même auteur : Les mouettes

Extrait :

Il mis du temps à comprendre que son entourage, sa famille, sa parentèle, son cercle d'amis, et même ces hommes de qualité auxquels le reliait sa profession, dont il n'aurait jamais soupçonné qu'à part la philologie générale et la linguistique comparée, ils s'investiraient également dans des histoires intimes, que tous ces gens interviendraient auprès de lui, Viktor Henrik Askenazi, alors âgé de quarante-sept ans, non pas dans le but de le sauver, lui, ni dans celui de protéger le bonheur de son épouse et de sa famille, ou les liens sacrés du mariage, mais pour défendre un certain accord tacite, reconnu par tous, que nul n'était censé rompre, surtout pas les éléments fondateurs et les garants de la société.

L'étrangère
L'étrangère de Sándor Márai - Éditions Albin Michel - 240 pages
Traduit du hongrois par Catherine Fay