Sophie, la narratrice, petite dernière d'une fratrie de trois (deux filles et un garçon) vient d'apprendre le décès de son père. A cette nouvelle, on s'attendrait à ce qu'elle s'effondre, et bien pas du tout, elle semble même soulagée. Petit à petit, par montées de souvenirs plus ou moins anciens, elle parle à son père, elle raconte ce qu'a été la vie de celui-ci, leur famille, le calvaire de sa mère et l'enfance qui en a découlé pour les enfants. Car il faut savoir, et on l'apprend peu à peu au fil des anecdotes distillées au milieu du récit fait des formalités à effectuer pour régler les obsèques du père, que le défunt était un véritable tyran domestique. Une terreur qui ne ratait pas la moindre occasion pour saboter les menus et grands plaisirs de son entourage.

Ce crieur de nuit est une histoire qui se lit d'une traite, en une après-midi. C'est décapant, savoureux, tendre aussi et pousse le lecteur à la réflexion. J'ai adoré le passage où Isabelle, la douce aînée, doit ranger le caveau familial pour faire de la place au père, sous le regard perplexe, presque atterré, de l'employé des Pompes funèbres. Une étrange application des règles de la bataille navale. On en dit pas plus, c'est meilleur quand on la lit.
J'ai aimé la foncière honnêteté de cette famille face aux questions du prêtre venu préparé l'oraison funèbre. Ben oui, quoi ! Y a pas grand chose à dire de positif pour racheter ce père ! On rit aussi au récit des affreuses vacances passées au bord de la mer, les parties de pêche - passion du père -, le calvaire de cette épouse qui résiste comme elle peut, mais on a le cœur qui se serre et qui devient gros pour eux. Évidemment, il n'y a pas eu de coups, de maltraitance, mais est-ce que les injures répétées, les humiliations constantes et gratuites ne font-elles pas autant de dégâts si ce n'est plus qu'une raclée ? Comment vivre en adulte quand on a été fragilisé durant l'enfance, au moment de cette période cruciale où l'on doit se construire ? Que peut-on avoir à dire à quelqu'un avec qui on a jamais parlé, qui au final ne vous à même jamais écouté, qui ne s'exprimait qu'en entretenant un climat de terreur ? Vastes questions.

J'ai aimé la façon choisie par l'auteur pour parler de ce sujet grave sans que cela soit pesant, larmoyant, ni ne se solde par un banal règlement de compte. Tout cela est finement observé - peut être vécu -, rendu avec cette pointe d'humour acerbe qui convient parfaitement. Car on le sait, l'humour est parfois la meilleure façon de faire passer bien des souffrances ou déceptions. Par contre, j'ai moins apprécié que les passages sur les mythologies bretonnes, les histoires de fantômes, d'âmes perdues, tirés de La légende de la mort chez les Bretons armoricains d'Anatole Le Braz (pour ma part, illustre inconnu). Mais là, c'est juste une question de goûts.

À découvrir et à offrir avec tendresse à ceux qui pourraient s'y reconnaître. Comme un baume pour un cœur blessé.

Dédale

Extrait :

Tu es un tyran domestique.
Pire que ça.
Tu es une catastrophe naturelle.
Imparable, imprévisible. Pas du genre ouragan sur les Antilles, dont on connaît le parcours approximatif et qu'on attend et redoute pendant des jours en évacuant les villages et en barricadant les maisons. Plutôt du genre tsunami ou éruption volcanique. Tu exploses toujours quand on ne s'y attend pas, là où on ne t'attend pas. Ta loi ne connaît ni causalité, ni logique. Pour te contrer, je développe des stratégies. Sur le chemin de retour du collège, je m'efforce de balayer l'éventail des pires scénarios possibles. Cela marche, parfois. En tout cas, rien de ce que j'imagine ne se passe jamais. Il arrive cependant que cela se passe différemment mais pas forcément en mieux. Je compte les jours qui me séparent de la fin de mon enfance.
Dans ma poche, mon téléphone portable a vibré. C'est Éric. Il est au cimetière. je sors dans le couloir pour décrocher sans que Maman ne m'entende. Il a sa voix des mauvais jours. Les employés des pompes funèbres ont ouvert les cercueils anciens et mélangé tous les ossements. Je suis debout dans le couloir, paniquée. Derrière moi il y a ton corps étendu sans vie, qui devient plus jaune d'heure en heure, qui ne ressemble à rien d'intelligible. Et à l'autre bout du fil, mon pauvre frère seul face aux ossements en tumulte de nos ancêtres, le tibia de Jeannie Cueff en colère de se retrouver coincé entre le crâne d'un vague cousin et la mâchoire d'une belle-fille détestée, ou pis encore. C'est un cauchemar.

Le crieur de nuit
Le crieur de nuit de Nelly Alard - Éditions Gallimard - 112 pages