Javier Cercas fait une analyse approfondie de ce qu’il appelle « le placenta du coup d’État », c’est à dire des circonstances qui le favorisèrent. Il décrit minutieusement les caractères, les faits et gestes des principaux acteurs, les défenseurs de la démocratie et les militaires putschistes, avant de rendre rapidement compte de l’échec du putsch grâce à l’intervention du Roi  et de ce qui en résulta pour l’Espagne, à savoir la consolidation de la démocratie.

Javier Cercas va interroger inlassablement cette image pour essayer de comprendre ce qui s'est passé ce jour-là. Pour lui, elle contient à elle seule ce que fut et représenta Suarez : la défense de la démocratie et l’honneur d’un pays, face à la tentation d’une nouvelle dictature militaire.
Anatomie d’un instant est un ouvrage multiple et complexe : enquête passionnante sur l’état de l’Espagne durant la Transition, il se fait roman policier lorsqu’il s’agit de montrer comment et pourquoi le coup d’État aurait pu réussir et a finalement échoué.

Ce "roman" est aussi une représentation théâtrale, avec prologue, action et dénouement. On y trouve de remarquables portraits, au premier plan celui d’Adolfo Suàrez phalangiste au départ, héros balzacien à la façon d’un Rastignac ou d’un Lucien de Rubempré. Et bien sûr ceux du dirigeant communiste et stalinien Santiago Carrillo et du vice-président, le général franquiste Gutierrez Mellado tous trois défenseurs paradoxaux de la démocratie. Il y a aussi et surtout une réflexion sur les frontières floues entre réalité et fiction, la contamination de l’une par l’autre. Le roman semble impuissant à rendre une réalité plus forte que n’importe quelle fiction mais cette réalité à son tour ne prend sens que dans l’organisation, la mise en place, la représentation.

L’écrivain Javier Cercas fait ici œuvre d’historien, même s’il s’en défend, mais c’est le romancier qui par son art donne vie à l’image, agence les éléments, utilise sa plume comme un scalpel pour disséquer les événements et les hommes, faire une anatomie.

Anatomie d’un instant à la fois essai, roman, chronique est plus encore : l’auteur qui s’implique personnellement dans le récit, comme il le fait souvent dans ses œuvres, ne dévoile vraiment qu’à la fin les liens secrets qui se tissent entre histoire familiale et Histoire.

Pour ceux qui connaissent peu ou mal l’histoire récente de l’Espagne, Anatomie d’un instant semblera peut-être ardu, mais l’effort en vaut la peine et on n’oublie pas de si tôt cette réflexion vertigineuse sur le pouvoir, le courage, la loyauté et la trahison qui n’ont pas toujours les caractéristiques que nous leur attribuons.
J’ai choisi comme extrait  un passage du prologue. Au départ, l’auteur voulait écrire un roman sur le 23F, mais il se rend compte qu’il n’y arrive pas.

Du même auteur : À la vitesse de la lumière, Les lois de la frontière

Marimile

Extrait :

 Je commençai à comprendre…que la réalité du 23 février était d’une envergure telle qu’elle était  impénétrable, du moins pour moi, et que par conséquent il était inutile que je me lance le défi de l’asservir par un roman…je compris que les faits du 23 février possédaient en eux-mêmes cette force dramatique et ce potentiel symbolique que nous exigeons de la littérature et je compris aussi, que bien qu’écrivain de fictions, je tenais pour une fois à la réalité plus qu’à la fiction, ou que je tenais bien trop à la réalité pour souhaiter la réinventer en lui substituant une réalité alternative…C’est ainsi que j’ai décidé d’écrire ce livre…étant incapable d’inventer ce que je sais de l’évènement pour tenter d’en illuminer la réalité par la fiction, je me suis résigné à le raconter. Les pages qui suivent ont pour objet de conférer à cet échec une certaine dignité. Cela signifie que j’essaierai de n’ôter aux faits ni leur force dramatique, ni le potentiel symbolique dont ils sont porteurs par eux-mêmes, ni même leur surprenante cohérence, leur symétrie et leur géométrie occasionnelles ; cela signifie aussi que je vais essayer de les rendre quelque peu intelligibles en les relatant sans cacher leur nature chaotique ni effacer les empreintes d’une névrose ou d’une paranoïa ou d’un roman collectif, mais avec la plus grande netteté, avec toute l’innocence dont je suis capable, comme si personne ne les avait racontés avant moi ou comme si personne ne se les rappelait plus, comme si, dans un certain sens il était vrai que pour presque tout le monde Adolfo Suàrez  et le général Gutierrez Mellado et Santiago Carrillo étaient des personnages fictifs ou du moins contaminés d’irréalité et que le coup d’État était un souvenir inventé…

Anatomie d'un instant
Anatomie d'un instant de Javier Cercas - Éditions Actes sud - 288 pages
Traduit de l'espagnol par Elisabeth Beyer & Aleksandar Grujicic