L'habituée, c'est d'abord une famille originaire des Ardennes venue s'installer en Bretagne au moment de la prise de retraite du père, ancien colonel officiant dans les colonies. Pourquoi venir dans ce pays ? Pour recommencer une vie ? disparaître ? Que de spéculation dans le village !

Pour autant le mystère ou même les simples questions ne cessèrent jamais tout à fait, continuèrent pour tout ce qui pouvait les concerner, comme cela avait toujours été depuis qu'ils étaient arrivés dans le pays.

C'est aussi une mère trop tôt disparue après leur arrivée et aussi trois filles : Constance, Gabrielle et Mathilde. Il ne faut pas oublier Adrienne, la servante indispensable pour gérer toute cette maisonnée.

Les filles ont été élevée en repli dans leur maison, dans la solitude et la sévérité. Le colonel décide que l'on se tait : un homme aux décisions inébranlables qu'il est vain de combattre.

N'ayant connu que ce modèle, elles ont toujours respecté son silence, peu connu d'autres enfants de leur âge. Elles auront finalement une vie des plus simples, sages, effacées, discrètes plus que la mesure, pleine d'habitudes voire de la monotonie du quotidien, avec toujours cette question à l'esprit : est-ce cela la vie ? On pourrait voir ces filles comme de jolis boutons de roses qui jamais n'auront l'occasion d'éclore, de s'épanouir. Comme si elles avaient tôt fait le deuil de leur propre vie.

C'est l'histoire d'une famille prise dans les tourments de la Seconde guerre mondiale, des filles qui d'un coup réalisent que la vie en dehors de L'habituée est bien vivante, pleine de remous, de dangers, d'émotions qui explosent. Une famille où personne ne parle de ses sentiments, ses émois, de ses révoltes. Le colonel s'enfermera encore plus dans le silence après la honte causé par la dernière, Mathilde, partie sans rien dire, le départ aussi de la douce Gabrielle, mais revenue ensuite après de son père et de sa sœur Constance. Elle y retrouvera Adrienne et la petite, la fille de Mathilde.

L'habituée, c'est surtout un langage, une écriture qu'il faut lire lentement pour en savourer pleinement la quintessence. C'est une écriture travaillée au plus juste pour rendre par le ton, le rythme, l'ambiance de la maisonnée. L'auteur a su rendre parfaitement cette sorte de langueur, les silences, la monotonie qui ont fait la vie entre les murs de L'habituée. Pourtant rien n'est monotone dans cette histoire. L'étude des caractères, l'impact de la vie durant le conflit qui s'engouffre dans la maison, est admirable.

Quand l'auteur raconte la vie de chacune des filles, on ne manquera pas de s'attacher à celle de Constance. En plus des longues phrases de ce roman, M. Desbordes commence certaines par un et comme pour lister tout ce que la jeune femme a pu réaliser durant ces temps de guerre et qu'à son allure, ses silences on ne soupçonnerait si peu. Ces phrases, ces et sont comme autant de listes de noms d'adresses, de lieux de départs, de caches, de rendez-vous que Constance notait dans sa tête et transmettait aux intéressés. Ce sera comme plus tard la paix retrouvée, ces listes plus anodines qu'elle établira sur ses carnets assise prêt de la fenêtre sur le palier, alors que sa mémoire s'envole ailleurs. Là, elle passera des heures à regarder le temps passer sur les collines de l'arrière-pays.

Ce que j'admire chez Michèle Desbordes, c'est sa capacité, son talent à adapter à la perfection son style au récit qu'elle veut nous donner à partager. Elle a su trouver un vocabulaire pour dire ce silence, dire la vie de ceux qui ne disent rien, ceux qui échangent plus de regards que de mots - cet exil intérieur comme celui de Camille dans La Robe bleue, mais aussi le long et lent écoulement du temps, l'habitude de chaque jour. C'était pour moi déjà flagrant après ma lecture de La demande puis de La robe bleue, mais là, tout est confirmé. En somme, cette lecture n'est qu'un somptueux bonheur !

Du même auteur : La demande, La robe bleue, L'Emprise, Un été de glycine

Dédale

Extrait :

La vraie, l'ancienne mémoire. La mémoire éparpillée, affaiblie dans ses interminables méandres, jusqu'à ce que parfois, avec la beauté des choses perdues, surgisse une image d'une absolue netteté. Mathilde qui à peine descendue du car courait jusqu'à la grille blanche au bout du chemin, puis quelque part, non loin de là, un autre jour, un jour ordinaire, un moment très bref quand elle se tournait vers vous, le sourire et le regard de Gabrielle, profond, appuyé comme si soudain elle vous retrouvait après une longue absence, ou comme si simplement elle découvrait alors à quel point elle vous aimait.
La mémoire vive, enfouie, comme insoupçonnable, sous toutes ces strates de souvenirs plus ou moins récents qui se fondant les unes aux autres, en arrivaient à mêler les temps et les lieux - seul le temps d'Emmeline était marqué, circonscrit, et leur offrait par la présence même de leur mère les repères dont elles finissaient par manquer. Ainsi en était-il d'inoubliables comme les dimanches d'été quand ils déjeunaient sous les tilleuls de la terrasse, et pourtant il ne s'y passait rien, rien d'autre que le temps qui coulait doucement et parfois à peine perceptible, un léger ennui, oui sans doute, aussi impalpable que la brume d'un matin d'été l'ennui était-il là et le savaient-elles. Un de ces ennuis vaporeux, comme aériens, qui accompagnent les jours tranquilles. Elles avaient sorti les nappes blanches et les plats d'argent, et sur la table les carafes ruisselaient de l'eau où on les avaient mises à rafraîchir. L'air était léger, le vent agitait les feuillages et quand il montait des terres, il portait avec lui des bouffées d'herbe chaude, tandis que doucement la mer venait battre la falaise. Elles mangeaient en silence sous le regard de leur père jusqu'à ce que, par une observations, ou l'une de ces questions qu'il leur posait parfois, il donnât le signal d'une conversation entre eux. A l'une des extrémités de la table, à l'ombre de son grand chapeau de paille, Emmeline lui fait face, elle souriait encore.

L'habituée
L'habituée de Michèle Desbordes - Éditions Verdier - 189 pages