Ce roman parle d'auteurs et du besoin d'écrire. Ted, Marion, Eddie et Ruth sont tous romanciers. Le premier écrit et illustre de terrifiants récits pour enfants, la deuxième sublime sa douleur de mère dans des romans policiers de modeste facture, le troisième écrit et réécrit à l'envi son expérience sensuelle avec Marion, sa première amante. Ruth est la seule dont le talent est mondialement reconnu. Elle fonde son art sur l'imagination uniquement, déniant aux souvenirs la force d'être un substrat convaincant d'un roman. Ces quatre personnages reconnaissent "l'autorité de l'écrit", qu'il soit fondé sur le souvenir ou sur l'imagination pure.

La photographie est un personnage du roman, au moins dans la première partie. Les frères disparus sont maintenus présents dans les innombrables portraits d'eux qui ornent les murs de la maison de Sagaponack. Autour des clichés s'élabore une complexe et raffinée mythologie familiale. « Ruth était élevée dans la présence écrasante de ses frères morts, mais aussi dans l'importance sans égale de leur absence. » Ruth, bébé pansement, connaît tout de l'histoire de ses frères et fait des photographies des éléments du quotidien. Le départ de Marion qui ne laisse que des crochets auxquels il est impossible de se retenir crée un vide que ne comblera que l'écriture.

Le roman est clairement divisé en trois parties dont chacune se centre sur un personnage. La première partie se déroule durant l'été 1958. Eddie, 16 ans, arrive dans les Hamptons avec une idée assez floue du job d'été qu'il devra assumer : assistant et chauffeur de l'écrivain Ted Cole. Il apparaît très vite que Ted n'a engagé Eddie que pour "l'offrir" à Marion qui s'en empare sans honte, retrouvant auprès de lui une féminité éteinte. Au milieu du couple qui se déchire, Eddie n'est qu'un témoin, à peine un acteur puisque tout le monde écrit à l'avance son rôle, dont il assume le poids avec résignation. La deuxième partie débute en 1990. Ruth est adulte, romancière à succès, et elle tergiverse sur la proposition de mariage d'Allan. Sur le point de débuter un nouveau roman, elle s'embarque dans une aventure bien peu recommandable. La dernière partie se tient en 1995 et introduit le personnage d'Harry Hoekstra, policier d'Amsterdam, qui cherche le témoin anonyme d'un meurtre sordide. Si Ruth ne semble être le personnage principal que de la deuxième partie du livre, tout tourne autour d'elle. De son enfance à ses mariages, elle est au centre de tout.

Au récit propre se mêlent des extraits ou des textes entiers des personnages auteurs. Les trois contes de Ted Cole illustrent des situations dans lesquelles Ruth est plongée : ils entourent les terreurs d'une brume d'irréalité, ils subliment la peur et lui refusent le droit de s'installer, s'imposent comme une fuite du réel vers l'imaginaire. De même, les premiers chapitres des livres de Ruth prennent pied dans le récit et font écho à ses propres expériences. Elle, à qui les lecteurs reprochent d'écrire sur des faits qu'elle n'a pas vécu (mariage, veuvage, grossesse, divorce, etc.), finit par être l'illustration même des textes qu'elle a écrit. Elle devient cette "veuve pour un an", cette veuve de papier qu'on lui a reproché de décrire.  Il y aussi tout un chapitre qui reprend les épanchements de Ruth dans son journal intime. Faute de connaître le personnage, on connaît ses pensées. Enfin, quelques chapitres des textes de Marion offrent une variation sur le thème des enfants disparus. Ils sont l'exutoire dans lequel la mère blessée tente de retrouver pied.

La langue de John Irving est savoureuse : elle allie des descriptions minutieuses voire cliniques à un langage grossier et trivial qu'enrobe parfois une poésie folle. L'auteur manie la prétérition et les effets d'annonce avec talent. Le récit n'est qu'un constant développement de détails, une retouche infinie de situations. Il me semble aussi que le texte est une variation autour de la quête : celle d'un adolescent après son premier amour, celle d'une mère après ses enfants, celle d'une romancière après son œuvre, celle d'un policier après la vérité, etc.

Du même auteur : Le monde selon Garp

Lili Galipette

Extrait :

Ses parents s'attendaient à avoir un troisième fils, mais là n'est pas la raison pour laquelle Ruth Cole devint écrivain. Ce qui alimenta sans doute son imagination, c'est que, dans cette maison où elle grandit, les photos des frères morts furent une présence plus forte que toute présence qu'elle sentait chez son père ou sa mère ; en outre, après que sa mère les abandonna, elle et son père, en emportant presque tous les clichés de de ses fils perdus, elle se demanda pourquoi son père laissait les crochets des-dites photos au mur. Ces crochets nus eurent leur part de sa vocation d'écrivain : des années après la disparition de sa mère, elle essayait encore de se rappeler quelle photo pendait à quel crochet. Et devant l'échec de sa mémoire à lui restituer les photos des disparus, elle se mit à inventer tous les instants capturés de leur courte vie qu'elle avait manquée. La mort de Thomas et Timothy avant sa naissance joua elle aussi son rôle dans sa vocation; dès l'aube de sa mémoire, il lui avait fallu les imaginer.

Une veuve de papier
Une veuve de papier de John Irving - Éditions Points - 592 pages
Traduit de l'américain par Josee Kamoun