Ces trois textes ou monologues parlent de la guerre, des déchirements qu'a connu l'Afghanistan, des ravages sur les hommes et les femmes qui résistent à la grande dévoreuse semeuse de mort. Ces trois textes prennent naissance à partir d'une photo du réalisateur et romancier Atiq Rahimi que l'on connait notamment pour son superbe Syngué Sabour, pierre de patience ou bien Terre et cendres. La photo prise en 2002 alors que A Rahimi revient dans son pays natal après un exil de 18 ans, montre un palais en ruine et sur ce qui reste de la route, une carriole tirée par un âne menant une famille hors la ville détruite.
Soldat Cheval d'Emmanuel Darley donne voix à un homme, un soldat malgré lui arrivé trop tard sur la ville où il devait retrouver d'autres camarades et son Commandant. En arrivant dans la ville déserte, dévastée, il ne trouve que des corps, des chiens errants et les dernières personnes à fuir ou bien à revenir en désespoir de cause avec leurs maigres biens. Si Jument, la femme du soldat Cheval est fière de mon époux guerrier, la réalité est finalement autre pour lui. Des combats, il ne connaîtra que le déplaisant et éreintant travail de fossoyeur.
Avec Dans les draps blancs d'autrefois, Laurent Gaudé fait parler une lavandière d'un grand hôtel près du fleuve. Elle a choisi d'apporter les derniers soins au corps de son mari. Et malgré la précipitation à fuir des autres employés devant l'avancée rapide de la guerre, de la mort, cette femme va posément, entre deux souvenirs mélancoliques, accomplir les derniers gestes et rendre la dignité au défunt, l'envelopper avec tendresse "dans les draps blancs d'autrefois." Et finalement sereinement décider de rester, ne pas fuir. Comme toujours, la plume de L. Gaudé fait merveille. On en oublie presque le contexte où se trouve la narratrice. C'est plein d'attention, de délicatesse. Les derniers restes d'humanité décidés à résister face à la mort, l'inéluctable.
Et c'est encore une femme qui parle sous la plume de Michaël Glück. Une vieille femme est installée dans une carriole avec un homme "pas rasé" et sa femme voilée. Ils s'en vont loin de la ville déchirée, saccagée par la horde de "barbus". La vieille femme n'a pas sa langue dans sa poche. Elle lâche toute sa révolte contre cet homme qui bat sa femme, fille de la vieille dame. Elle tente de dessiller la jeune femme, lui montrer comment son homme aux beaux yeux et belles mains s'est comme beaucoup d'autres changé en monstre décimant un pensionnat de jeunes filles, parce qu'elles sont femmes, parce qu'elles sont scolarisées, parce qu'elles devaient être futures professeurs. M Glück nous livre l'indicible, l'horreur dans le long flot sans fin, sans peur de la vieille femme. Elle n'a plus rien à perdre puisque tout son monde tient dans sa Besace. Toute la révolte de la vieille femme est rendu en phrases saccadées, répétitives, montant en pression, en rythme syncopé, jusqu'à la fin, jusqu'au silence.
Dédale
Du même auteur : Ouragan, Dans la nuit du Mozambique, La porte des enfers, Onysos le furieux, Sodome, ma douce, Cendres sur les mains, La mort du roi Tsongor, Sofia Douleur, Salina, Pluie de cendres, Combat des possédés, Le soleil des Scorta, Cris, Les oliviers du Négus, Pour seul cortège
Extrait :
Une besace
Pas la peine de donner tout le temps des coups de coude. J'ai vu, ma fille, l'oeil noir de ton homme, J'ai vu. Parler, je veux, parler je peux, lui comprend rien et moi, plus rien à perdre, la fille. Parler, ça ne dérange trop personne, à peine un mal rasé. Mais chanter, n'est-ce pas l'égorgeur, chanter, c'est un crime. La voix qui s'élève, un crime.
Tu te souviens quand nous chantions toutes les deux. Quand nous lisions, toutes les deux. L'avenir, le bel avenir, ma fille. Tu marchais si bien à l'école. Sûr que tu aurais fait une bonne institutrice, comme moi, comme ta grand-mère. Même mieux que nous, sûr. Vous auriez toutes fait mieux que nous encore. Professeur, qui sait.
Il s'est cabré le petit maître, oulala, ce mot-là, professeur, ce mot-là a sifflé dans ses oreilles. Professeur. Il a reconnu. N'aiment pas beaucoup ces mots-là, les hommes mal rasés. Chant, école, professeur. Il y a des mots qui font de gros caillou sur le chemin. Ils arrêtent les roues de la charrette. Professeur. Tu vois, la fille efficace ce mot-là, professeur. Roues bloquées. Allez ma fille, je vais descendre. Moi, pas toi, pas encore. Moi seule. Je suis rendue. Le voyage est terminé pour moi.
[…]
L'homme
J'ai lu ce qui était écrit. J'ai fait ce qui était écrit. Je me suis soumis à ce qui était écrit. J'ai obéi à la lettre. J'ai fait ce qui devait l'être. Ma main a transcrit en ce monde ce qui était écrit dans l'autre. A tranché. Toi, femme, tu es née pour le service de l'homme. Regarde devant toi, droit devant toi. Un guerrier grandit dans ton ventre depuis ce matin. Regarde mon fils devant toi. Silence. Allez. Avance, la bête. Hue, avance. Va.
Kaboul de Emmanuel Darley, Laurent Gaudé, Michaël Glück - Éditions Espaces 34 - 44 pages
Commentaires
dimanche 5 décembre 2010 à 13h51
J'avais particulièrement aimé "Terre et cendres" dont a été tiré un très beau film. Avec Emmanuel Darley dont je voulais parler sur Biblioblog (c'était même un projet d'énigme) et Michaël Glück le montpellierain, ce livre semble vraiment intéressant à découvrir
dimanche 5 décembre 2010 à 15h12
Alice-Ange, Terre et cendres (que je n'ai malheureusement pas vu) est un film de Atiq Rahimi. En effet, l'auteur du roman est également réalisateur. Ça aide
Tu as carte blanche, comme on dit.
Quant à Emmanuel Darley, tu peux toujours en parler sur le Biblioblog