Solstices
Solstices est le premier recueil de nouvelles d'Ananda Devi, d'abord édité à compte d'auteur en 1977, puis paru chez Le Printemps dans une édition révisée en 1997. Je n'ai pu consulter que l'édition originale.
Le recueil commence par la nouvelle Les Cerfs-volants, un
charmant conte cruel qui fait référence à la fable de La Fontaine intitulée
Le Lion et le Moucheron qui débute par le vers Va-t-en chétif
insecte, excrément de la terre !
que l'auteure fait réciter à un des
jeunes personnages. Le petit garçon Joyce est passionné par les
cerfs-volants. Une chétive jeune fille entre dans la maison. Elle aimerait
bien jouer avec lui aux cerfs-volants. Il n'est pas très partageur...
Le thème principal de ce livre est celui du passage d'adolescentes à l'âge adulte. On le retrouve en effet dans sept des dix nouvelles qui composent le recueil. Dans la plupart des cas, cette transformation est suivie de funestes conséquences. Ainsi, dans Douce jeunesse, alors que sa mère la croit encore toute innocence, une jeune fille gagne son indépendance en se prostituant. Dans cette nouvelle apparaît aussi un thème qui sera développé dans le deuxième recueil Le Poids des êtres : celui de la charge que constitue pour une famille la garde d'un malade. Dans La Tourterelle, on assiste au cycle de vie d'une jeune campagnarde qui ira se prostituer en ville pour finalement revenir dans son village y mourir d'une maladie honteuse. L'oiseau qui donne son titre à cette nouvelle fait d'ailleurs irruption dans d'autres nouvelles du recueil, comme dans Le Mausolée, une superbe nouvelle qui se passe autour de la blanche tombe d'une prostituée. Dans La Cathédrale, une autre jeune fille est un instant tentée de monnayer son corps, mais elle est comme protégée par la cathédrale devant laquelle elle s'installe chaque jour pour se laisser innocemment séduire par des garçons.
Un autre destin funeste est celui de Jaïshri qui connut l'amour avec un homme qu'elle ne pouvait pas épouser et qui ne pouvait se résoudre à accepter pour mari celui qu'on avait choisi pour elle. La nouvelle est intitulée Ophélie, ce qui permet de donner un nouveau visage au personnage de Shakespeare et de faire résonner les vers du poème de Rimbaud que la nouvelle cite :
Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélie flotter, comme un grand lys.
Les sépultures sont au cœur de trois nouvelles : Le Cimetière, Les Immortelles et Le Mausolée. Elles apparaissent paradoxalement comme des lieux de vie, grâce au vert de la végétation qui peut s'y épanouir et qui symbolise le lien à la terre ou à une autre réalité. Ces nouvelles sont organiques et très humides, on y trouve des références à la terre, l'argile, la vase, l'écoulement d'eau, l'enlisement...
Parmi les dix nouvelles se trouve un intrus : La Montée, une
curieuse nouvelle en apparence absurde et plus ou moins futuriste (l'an
deux mille imaginé en 1976) qui aborde en fait le thème de la fracture
entre différentes classes sociales. Le pion
de la banque est chargé
de remettre une lettre à un certain A. Dumas habitant rue Faille. Personne
ne sait où elle se trouve et on assiste en fait à l'ouverture d'une faille spatio-temporelle !
On trouve dans le livre quelques discrètes références religieuses
(christianisme, islam, hindouisme), parmi lesquelles on peut dénombrer
notamment deux évocations de Maya, l'illusion, explicitement dans le nom
d'un personnage de L'Araignée (une nouvelle que j'ai trouvée
confuse) et implicitement dans Le Mausolée où l'homme qui
s'approche des vestiges pense accéder à un différent niveau de réalité,
prenant conscience de sa solitude, les autres hommes n'étant que des
miroirs
de lui-même. Dans ce deuxième cas, il s'agit d'un procédé
littéraire pour embarquer en douceur le lecteur un univers onirique.
Ces nouvelles donnent une image belle et variée du travail de la jeune auteure sur la forme. Les choix en matière de narration sont assez intéressants. Quand les personnages s'expriment, c'est le plus souvent avec concision, des mots bien choisis et définitifs. Cependant, entre les deux recueils de nouvelles que j'ai pu lire, j'ai une préférence pour celui qui suit.
Le Poids des êtres
Les nouvelles du recueil Le Poids des êtres (1987) ne sont pas faites de bons sentiments. Les thèmes mortifères sont au cœur de la plupart d'entre d'elles. La déchéance physique et les mauvais sentiments entourant un mourant se manifestent sans fard dans Le Purgatoire, La Veillée et La mort du président. La fascination pour la mort atteint un niveau extrême dans Portrait d'Eliza (voir l'extrait ci-dessous) où un personnage une première fois sollicité pour photographier une fillette décédée multiplie des expériences de ce type.
La conscience des personnages examine leur vie. Quels choix ont-ils
faits ? Quelles directions se sont imposées à eux du fait des conventions
sociales ? Certains pensent ainsi avoir raté leur vie. Les nouvelles
L'Étudiant et Le Fuyard racontent les destinées
divergentes de deux Africains ayant émigré dans un pays voisin le temps des
études. Idéaux réprimés dans la violence, inutilité dénoncée de jeunes
hommes retournés instruits à leur village, idiots désœuvrés à qui l'on dit
Ils ne sont même pas bons à charrier des caisses !
. Les nouvelles ne
sont en effet pas toutes localisées à l'Île Maurice ; certaines se passent
en Afrique, où l'auteur a vécu.
Quelques unes des nouvelles ont dans leur atmosphère quelque chose de
fantastique (le livre est d'ailleurs sous-titré Contes et
nouvelles
). La limite n'est pas aisée à tracer et on entre très
facilement dans l'univers onirique (le plus souvent cauchemardesque) des
personnages. Parfois, la réalité crue est parée d'un vent d'imaginaire
comme au début de L'Étudiant :
La terre sèche et cramoisie se soulève sous mes pieds nus, grignote la peau friable sous mes orteils. Les fourmis rouges se sont logées sous mes ongles et y ont fait leur petit nid grouillant. [...] De même, tout autour, il y a des ombres qui courent, mais le soleil bloque ma vision, et ce n'est que par la sensation d'un mouvement rapide et sporadique à côté de moi, brassant l'air d'une brusque fraîcheur, que je demeure conscient de ces autres présences alentour, qui comme moi, sont condamnées à courir, emprisonnées par leur course.
Si la désillusion est le thème qui domine ce recueil, le plus souvent accompagné de la noirceur des sentiments ou des situations, dans quelques nouvelles elle est aussi alliée à une vision plus optimiste de la vie. Ainsi, par exemple, dans Le don de Lakshmi, une femme adresse des prières à Lakshmi le jour de Divali. Cette nouvelle est une très belle évocation de cette déesse. Tout en elle renvoie à la troisième fonction dégagée par Georges Dumézil dans Mythe et Épopée I : L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens. La femme, Shanti, comprend que si Lakshmi ne l'a pas rassasiée de richesses matérielles, elle lui a cependant fait un don généreux du côté de la fécondité...
Le souffle lyrique qui exacerbe les passions dans ce livre en fait me
semble-t-il un des tout meilleurs textes de cette auteure. Je le recommande
à quiconque pourra le prendre entre les mains sans craindre d'en être
quelque peu remué intérieurement...
Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.
Extrait de la nouvelle Les Immortelles (Solstices) :
Sur la tombe de ma mère poussent des immortelles. Elles jouent des couleurs, roulent des reins, exhalent leur parfum sec et incolore comme si elles étaient animées d'une joie furieuse qui monterait des ténèbres et éclaterait à l'air libre : une joie de soleil en été, d'herbes saturées de rosée, de lèvres où vibre l'orgueil de l'amour.
Dans la saveur de Décembre, les immortelles sont ivres, elles écoutent la grande voix sourde du vent qui s'élève en un chœur résonnant, la voix éteinte des cœurs du crépuscule. Fuite lente d'une voix d'arbre qui grouille des vies inanimées enfouies au fond de la terre et qui s'épanouit soudain en son jeune feuillage vert.
Mûres de leurs secrets, les immortelles se parlent. Elles disent les choses interdites qui battent au flanc de ma mère, des pensées inconnues serties dans le cœur, des envies à jamais scellées par les lèvres de ma mère. Elles parlent des graves secrets de la terre immense, au don inaltérable de ferveur prolifique, avec ses profondeurs où s'allonge, couche sur couche la poussière des civilisations dont elles ont connu la naissance et la mort, encastrées dans l'etau de leur propre éternité !
C'est pourquoi on les appelle Immortelles.
Solstices d'Ananda Devi - Éditions Patrick Mackay (réédition Le Printemps) - 161 pages.
Extrait de la nouvelle Portrait d'Eliza (Le Poids des êtres) :
Un soir, effectivement, les deux univers se rencontrèrent. Les gisants se réfractèrent à l'infini dans ma mémoire, et la mort rattrapa mon semblant de vie au milieu de la buvette. Un soir, un homme s'écroula à mes côtés, assommé par l'alcool. Il se mit soudain à râler et à vomir du sang. Tous les occupants du bar se figèrent, choqués, terrorisés par cette incursion de l'inconnu dans la torpeur coutumière. Mais au moment où un dernier soubresaut indiquait son ultime défaite, je saisis mon appareil et je me mis à prendre des photos de l'homme, recherchant l'angle où la vie paraissait la plus atrophiée, où le corps semblait le plus avarié. Tous mes animaux m'entouraient en tumulte. Ils criaillaient, grondaient, m'aiguillonnaient, me forçaient à m'approcher et à me laisser envahir par les chaleurs du sang, le mourant lui-même était devenu une hyène ricanante, la transformation se faisant en même temps que s'accomplissait le passage à niveau, minutieux, rigoureux, intransigeant. Il glapissait auprès de sa propre humanité abandonnée, jetée comme un carcan désormais inutile puisque l'âme-animal s'était finalement libérée.
La vision cauchemardesque m'emplit moi-même de dégoût, j'étais au bord de la nausée, le goût amer m'en emplissait la bouche, mais je continuais à prendre des photos, inconscient de la paralysie qui m'envahissait peu à peu. C'était à peine si j'avais conscience des visages effarés qui m'entouraient. J'étais seul, seul avec mes bêtes, seul avec mes âmes délivrées, anthropomorphiques, qui menaient autour de moi un tapage effrayant, mais qui, au fond, se resserraient autour d'un même obscur noyau de silence : le silence glacial qui pénétrait le corps gigantesque gisant à mes pieds, et autour duquel flottait une imprécise odeur de fumée.
Je dus m'évanouir peu après...
Le Poids des êtres d'Ananda Devi - Les Éditions de l'Océan indien - 172 pages.
Commentaires
jeudi 9 décembre 2010 à 09h28
j'ai lu avec plaisir "Eve de ses décombres" et "le sari vert" et j'apprécie cette auteur mauricienne.
http://grain-de-sel.cultureforum.ne...
jeudi 9 décembre 2010 à 15h48
Oui, je les ai lus aussi ! D'autres billets sur les autres livres de cette auteure arriveront bientôt...