Sur la forme, ensuite. Ce vous qui est utilisé incessamment par l’auteur, comme si elle se parlait à elle-même et en même temps comme si elle s’adressait directement à nous, lecteurs. Mais qui d’entrée de jeu crée la distance et refuse la connivence. Des phrases courtes qui peuvent agacer, irriter, mais qui reflètent bien les aléas de la pensée.

Bien sûr l’héroïne va devoir apprendre à gérer son temps. Il y aura toujours un moment de la journée pour passer à l’atelier : tôt le matin avant de prendre les transports en commun, ou tard le soir. Sauf quand l’homme-à-élever se précipitera pour parler, ou pour servir à manger à sa chère et tendre. Lui – le pauvre – n’arrive pas à décrocher un emploi : un problème d’entretien sans doute. Alors il ne voit pas de mal à utiliser l’atelier pendant que sa dulcinée est au travail : quel mal y aurait-il ?…

Pendant ce temps notre héroïne va travailler. Au départ son contrat est à la journée. Comme ça on peut quitter son job à tout moment. Mais c’est tentant d’avoir de l’argent : on paie ses dettes, le loyer est réglé, on peut voir venir. Alors il faut se faire aux codes de l’entreprise qui l’emploie. Description de « Plume » (sa chef), « Chemise bleue » et « les correctrices » qui peuplent son univers. Avec à la clef : la proposition d’un contrat de plusieurs mois. Mais bientôt la vie sociale révèle le revers de sa médaille :

Vous commencez à vous tromper dans les transports : prendre une autre ligne, partir en sens inverse, descendre à la mauvaise station. Tous les jours faire (refaire) ces gestes, travailler cette matière qui vous empoisonne. Et le reste. Tout ici vous empoisonne. Passer le tourniquet. Poison. Faire ce qu'il y a à faire. Poison. Entendre ces conversations. Poison. Manger sans faim, dormir sans rêves. Poison, poison.

Louise Desbrusses décortique des questions d’actualité : quel est notre rapport au contrat de travail, à l’argent et à ses attraits, mais aussi à l’espace (celui de son atelier, envahi peu à peu par l’homme-à élever), à l’espace-temps (il parle tout le temps) et à la culpabilité (je ne suis pas mesquine, je ne peux lui dire de se taire ou de s’en aller comme ça). Elle débusque les contradictions du discours, ses faiblesses, ses hésitations, ses inhibitions, ses silences et ses non-dits. Elle use aussi – et abuse ? – des parenthèses, comme on s’enlise dans le non-dit, comme on se noie, mais peut-être aussi pour décrire cette vie qui peu à peu se referme sur elle et devient vide de toute substance.

Petit à petit, l’héroïne va s’enfoncer dans un quotidien de plus en plus pesant, dont elle ne voit pas comment elle pourrait en sortir. Elle a troqué sa liberté contre les contraintes de la vie sociale, avec son lot de futilité, hypocrisie, vanité, mesquinerie et faux-semblants de la vie en entreprise. Mais plus grave que tout, son nouvel emploi du temps l’empêche de s’adonner à son passe-temps favori : le temps pour penser…

Comment tenir alors dans ces conditions ?

Tenir. Tenir n’est pas une perspective réjouissante. Vous finissez par ne plus bien savoir ce que vous tenez et pourquoi. Vous vous demandez (encore une habitude, les questions) combien de personnes se contentent de tenir ? Toute leur vie c’est ce qu’elles font. Elles tiennent. Puis elles meurent.

La solution ne sera pas critique, mais apolitique, amoureuse.

Voici donc un premier roman à lire à voix haute car il est à la fois intime – à l’exact opposé d’une « télé-réalité » - et théâtral, déprimant et vivifiant, tragique et drôle en même temps. Un livre qu’on a envie d’offrir aux gens qu’on aime bien, ou tout simplement à ses collègues de travail.

Alice-Ange

Extrait :

Plus vous vous endormez tard, moins vous vous réveillez avant l’Homme-à-élever, moins vous vous réveillez avant, plus vous étouffez, moins vous pensez, moins vous vous endormez, etc. Le week-end suffit à peine que lundi (déjà) arrive. Tout recommence (encore). Vous réveiller avant l’Homme-à-élever pour bien commencer la semaine (ne pas la saccager). Couper le réveil en étouffant le clic. Vous faufiler hors du lit. Vous habiller sans bruit. Filer dans l’atelier avant que sa voix ne s’élève dans votre dos. Quand elle s’élève, il vous arrive (c’est rare) de réussir à échapper au flot des mots pour vous barricader dans l’atelier. Mais le plaisir est un peu gâché par la lutte (contre vous. Il est si gentil). Dans l’atelier l’Homme-à-élever n’ose pas vous déranger. Sauf exception. Matière en laquelle (entre nous) il est plus doué que pour les entretiens (ça ne passe jamais, etc.). En cas d’exception, vous devez avoir l’air occupée. Au cas où. Penser, avoir l’air de penser, de réfléchir, vous l’avez compris depuis longtemps, ça ne marche pas. A la maison et hors de la maison. Penser ça ne compte pas. Essayez de dire à un homme (connu ou inconnu) pris d’un besoin (impérieux, bien sûr) de vous parler, là tout de suite : excusez-moi, je suis occupée, je pense. Et bien ça ne marche pas. Pour ne pas être dérangée, tout vaut mieux que penser.

L'argent, l'urgence
L'argent, l'urgence de Louise Desbrusses - Éditions P.O.L. - 169 pages