Toute une série de personnages convergent dès le départ, comme nous lecteurs qui sommes happés par cette frénésie de participation à un ouvrage collectif, vers la destination de cette ville imaginaire, Coca, où le maire, revenu d’un voyage à Dubaï, veut marquer de son empreinte sa ville de façon définitive : construire un pont au dessus du fleuve immense qui sépare la ville d’une forêt encore sauvage.
Il y a là Georges Diderot, au nom de famille choisi sur mesure, le chef de chantier, baroudeur infatigable de toutes les grandes épopées. « Ce qui me plaît », dit-il, « à moi, c’est travailler le réel, faire jouer les paramètres, me placer au ras du terrain, à la culotte des choses, c’est là que je me déploie ».
Il y a aussi Summer Diamantis, la fille qui fait du béton, phénomène assez rare pour être développé, mais encore Sanche Cameron le grutier, Katherine l’ouvrière aux prises avec sa petite famille, ou Soren étrangement pourchassé pour avoir commandité un meurtre contre sa compagne à l’aide… d’un ours.
Maylis de Kerangal cultive la métaphore : le défi que représente la construction d’un pont gigantesque sur un fleuve des États-Unis est aussi une métaphore de la création d’un ouvrage littéraire dans lequel faire vivre quelques personnages créés de la pure imagination.
Dans notre région Languedoc Roussillon, nous avons connu la construction du Viaduc de Millau : j’ai eu la chance de visiter le chantier à plusieurs reprises, et j’ai retrouvé dans Naissance d’un pont les échos de cette clameur particulière qui se lève lors de la création d’un ouvrage collectif, de quelque chose qui vous dépasse. On pense au film À l’origine de Xavier Beauvoir où François Cluzet fait revivre une ville en mobilisant toute sa population dans la construction d’une route qui mène nulle part.
Naissance d’un pont est construit sur la base d’oppositions : cet enjambement que constitue le pont consiste à faire le lien entre deux mondes opposés : la ville moderne et la forêt, mais aussi les tonnes de béton d’un côté et les quelques grammes que pèsent les oiseaux mais qui vont forcer le chantier à s’arrêter 3 semaines pendant la période migratoire de l’autre, mais encore entre désir et conflits, ou même entre réel et fiction. Ce pont est une arche, un arc, une transition.
Ici l’espace est roi. Dans ce « roman-chantier », on va suivre les méandres de la construction du pont avec ses aléas : les ouvriers qui se révoltent contre les cadences infernales, l’ascension du grutier qui va rompre ainsi avec son passé, la rencontre très improbable entre Diderot et Katherine Thoreau (notez le choix des noms propres), le coup de couteau donné à Diderot par un illuminé qui vit au côté des indiens… On ne lâche pas la construction du pont comme cela. Pris de vertige comme lorsqu’on se penche par-dessus le vide du haut d’un édifice en hauteur, on reste accroché à ses pages comme à un roman policier.
On regretterait presque de ne pas en savoir plus sur cette Summer française aux prises avec la centrale de béton qui doit alimenter tout le chantier en temps et en heure de tonnes de béton résistant aux pressions atmosphériques.
Mais c’est le style qui reste le point fort de ce pont qui se construit sous nos yeux.
Muraille liquide, le fleuve organise toujours une frontière au sein de la ville, fixe plus que jamais cet « autre côté de l’eau » qui excite ou rebute. Si limoneux, si épais le long des berges que les enfants qui s’y baignent entre deux nasses ne voient pas leurs mains sous la surface, et encore moins leurs pieds disparus dans la vase rouge où filent de fins serpents noirs. Mais il est maintenant un espace de vie à part entière, on y travaille, on y circule, on y puise sa subsistance. Des centaines d’embarcations y croisent à présent chaque jour. Les bacs se multiplient qui traversent ou descendent vers la Baie, des gabares commercent, transportent, l’été, de simples radeaux poussés à la hampe traficotent, l’hiver de petits navires de fret à vapeur se frayent un passage dans les glaces grisâtres, des canons y pêchent – et, quand les saumons remontent au moment de la ponte, les barques apparaissent, soudain à touche-touche, et ça gueule dans tous les coins, ça hurle et ça rigole, car putain, les poissons giclent de la surface, c’est la pêche miraculeuse, et ce soir, c’est fête, festin, la panse qui éclate, l’oignon grillé et la salicorne bouillie, les patates croquantes, ce soir c’est violons, bal, le vin de la prohibition dégorgé des barriques, le téton au garde-à-vous dans le creux des corsages, les bites à pleines mains, à pleines bouches, et du sexe en veux-tu en voilà, ce soir c’est la bonne grosse pagaille – et l’on note, toujours nombreuses, filant sur les flots comme des flèches, des pirogues indiennes.
D’une écriture polyphonique, musculeuse, emportée, d’un souffle vital, vivant, cru mais jamais vulgaire, sans concession, l’écriture coule comme un torrent, un creuset, un mouvement, un prisme avec mille reflets, à l’image du serpent de la création, avec ses écailles, sa lente et puissante reptation, sa joie de vivre et sa manière de vous dévorer...
On pense à Jean Echenoz, on pense à son humour, on pense à sa langue, et on se dit que pour cette moisson de prix littéraires d’intérêts plus que divers, le jury Médicis a bien fait de distinguer Maylis de Kerangal parmi les autres.
Alice-Ange
Du même auteur : Tangente à l'est, Réparer les vivants
Extrait :
Une heure plus tard, elle passera les grilles du chantier, dos droit, respiration courte et cœur qui bat à tout rompre, son casque à la main. L’esplanade sera silencieuse, véhicules à l’arrêt, pas une âme qui vive, elle poursuivra sur sa lancée, le pas de plus en plus ferme, silhouette en route bien nette dans l’espace immense. Au bout de sa trajectoire, un baraquement et devant la porte ouverte, quelques hommes qui se tourneront vers elle et lui tendront la main, bienvenue Diamantis, on n’attendait plus que vous Diamantis, bon voyage, Diamantis ? Diderot apparaîtra soudain qui la saluera idem et Summer se méfiera aussitôt du bonhomme, aurait préféré un personnage plus frais, une flèche de l’équation, le stylo de communiant épinglé au rebord de la poche poitrine, les cheveux taillés en brosse et le regard franc, au lieu de quoi il y a ce type, Diderot, la légende, de visu un Steve McQueen colossal et faisandé qui la toise comme une gosse mais aussi comme une fille, elle sera déçue. Sanche Cameron, lui, s’écartera pour la regarder mieux tandis qu’elle se présentera aux autres, la détaillera sans parvenir à se faire une idée, la trouvera étrange, de la gueule mais lourde, une démarche de gorille, des mains courtes et des épaules carrées, des hanches larges, une belle peau mate, l’épaisse chevelure blonde, mais un menton en bénitier, un nez de chien, voilà, elle aura pleinement conscience d’être la bête curieuse, elle voudra faire impression et ne sourira pas, une fille au béton n’est pas monnaie courante.
Naissance d'un pont de Maylis de Kerangal - Éditions Verticales - 318 pages
Commentaires
mercredi 22 décembre 2010 à 19h11
A trop vouloir attendre, Biblioblog a sorti son commentaire avant moi, zut...Je me dépêche, mais j'avoue que je ne serais pas aussi dithyrambique ni admirateur.Quitte à parler chantier, je préfère "la route de Tassiga".Malgré tout, cette Naissance d'un Pont n'est pas désagréable, mais pas au point du pinacle.
jeudi 23 décembre 2010 à 21h20
Cher Merydien, je suis heureuse d'avoir dégainée plus vite que vous, puisque comme vous l'avez compris j'ai pris beaucoup de plaisir à cette "Naissance d'un pont". Mais rien ne vous empêche de commenter la route de Tassiga ... Sans rancune
mardi 28 décembre 2010 à 20h48
En effet, je l'ai parcouru chez le libraire... le style vaut le détour.
J'attends qu'on me le prête, ma copine Céleste en a fait une note, à lire éventuellement en complément de celle-ci (fort bien écrite d'ailleurs)
http://livrogne.com/2010/11/naissan...
samedi 8 janvier 2011 à 08h46
J'ai moi aussi trouvé beaucoup de plaisir à lire ce roman. J'en retiendrai surtout deux belles choses : l'écriture très fluide qui nous emporte, et l'atmosphère créée un peu à part, une sorte de fauteuil où l'on se vautre avec délectation, comme dans une bonne partie de jeux de rôle: elle laisse la place à beaucoup d'imagination et de projection pour s'en faire un petit chez soi.
J'en garderai un très bon souvenir et je ne peux que vous le conseiller !
samedi 8 janvier 2011 à 19h04
Merci Noann j'ai lu la critique dont tu parles avec intérêt. Heureuse Tubuai que tu aies apprécié ce voyage à Coca autant que moi. C'est vrai, on s'embarque pour un voyage imaginaire très agréable à la lecture de Naissance d'un pont. Je vous recommande aussi si vous aimez cette écriture le précédent livre de Maylis de Kerangal : "Corniche Kennedy".