Mais En attendant la montée des eaux ne parle pas de l'esclavage, même s'il est mentionné. C'est plutôt l'histoire de Babakar Traoré, médecin accoucheur installé à la Guadeloupe, mais né à Ségou au Mali. Un soir d'orage, il est appelé en urgence pour aider une jeune femme en difficulté. A son arrivée, il est trop tard. L'enfant est née mais la mère, Reinette, clandestine haïtienne, n'a pas survécu. Sur un coup de tête, sur un coup au cœur, Babakar adopte le bébé sans autres formalités. La petite s'appellera Anaïs et sera la fille chérie de Babakar Traoré jr.

Cet acte plein de sincérité enclenchera des actions de médisance, d'ostracisme de la part des locaux. Le racisme latent et odieux de certains français des caraïbes fera peu à peu perdre sa clientèle au médecin. Comment Babakar a-t-il pu agir ainsi, adopter un enfant d'une clandestine ? Surtout qu'il en vient de plus en plus, de ces loqueteux, d'Haïti ou de République Dominicaine ! Certains ne trouvent rien à redire "aux arrestations et reconduites aux frontières de plus en plus féroces de la Police".

Quelques temps plus tard, Movar, le dernier compagnon de Reinette, haïtien également, retrouve Babakar et Anaïs. Ainsi commence l'histoire d'une amitié entre deux hommes si dissemblables tant par leurs pays d'origine, leur condition sociale.

Pourtant, peut-on expliquer les raisons de l'amitié ? Pas plus que celles de l'amour

Leur amitié est consolidée par leur amour commun pour la petite Anaïs, fillette à la peau sombre et aux yeux bleus. Dans ces yeux, Babakar voit un signe de la présence auprès de lui de Thécla, sa mère adorée, originaire de Guadeloupe. Sur les instances de Movar qui avait promis de ramener l'enfant sur la terre de ses ancêtres, Babakar part s'installer en Haïti. Dans ce pays continuellement ravagé par les conflits politiques, les ouragans, où les morts et les vivants ont appris à vivre ensemble, Babakar va faire la connaissance de Fouad, ami de Movar. Fouad est restaurateur d'origine palestinienne et a grandit dans les camps au Liban. Comme les deux autres, Fouad a connu la guerre, la peur, la misère et l'exil.

Si ce roman est une fiction, on ne peut s'empêcher de faire des parallèles avec des conflits survenus dans certains pays d'Afrique. Ces conflits où comme le glisse Maryse Condé, "les femmes sont un détail de l'Histoire". Dans l'histoire de Babakar, je n'ai pu m'empêcher de penser aux coups d'état, à la guerre civile qui coupe le pays en deux ou le prétexte nauséeux de la préservation de l'identité nationale fait des ravages depuis plus de dix ans.

Il faut se trouver à l'intérieur d'une communauté pour partager une identité

Par des flash-back sur la famille de Babakar, sur la vie de Movar, de Fouad et d'autres personnages rencontrés par les trois amis, Maryse Condé offre un livre sur la mémoire familiale, sur le racisme, la peur de l'autre, la quête du pouvoir, l'exclusion, la notion d'identité par rapport au pays où l'on réside quotidiennement, autant de sources de conflits, de guerres civiles sur tous les continents. L'auteur ne condamne pas. Elle donne les faits, donne à voire les liens subtils, les points de friction entre les peuples. Au lecteur de réfléchir et d'ouvrir les yeux.

Tous ces jeux incompréhensibles qui se cachent derrière les grands mots de démocratie, anti-impérialisme, identité nationale. En fin de compte, ce ne sont que des jeux de pouvoirs.

Malgré une lecture rapide de l'éditeur qui laisse traîner quelques erreurs par çi par là - en effet, des personnages changent de nom entre deux lignes ou paragraphes -, j'ai aimé ces "trois chevaliers à la triste figure" comme se moque Thécla à leur propos. Si l'on peut reprocher à Babakar d'être attentiste, défaitiste, de toujours pleurer sur son passé et sur les femmes qu'il a aimé, ses comparses sont présents pour le pousser à aller de l'avant. Anaïs est le ciment de leur amitié profonde. Cette amitié les soutiendra lors des nouvelles attaques sournoises comme celles que la vie, la nature peuvent inventer.

Un bon moment de lecture.

Dédale

Extrait :

A présent, Yvelise essuyait le sang caillé qui couvrait la nouvelle-née dont jusque-là personne ne s'était soucié. Elle ne semblait nullement effrayée par le monde dans lequel elle débarquait. C'était une belle petite fille, très belle, le triangle de son sexe bombé, rebondi entre ses cuisse potelées.
- Qui est le père ? souffla Babakar se relevant et se rapprochant d'Aristophane. Lui ? Movar ?
Aristophane secoua la tête et répondit très bas :
- Non ! C'est une histoire très compliquée. le père doit être resté en Haïti. Elle, Reinette, est arrivée enceinte il y a quelques mois. Malgré son ventre, Movar s'est mis en ménage avec elle. Il paraît qu'ils avaient voyagé sur le même bateau. Tous les deux travaillaient à la Ferme Modèle qui d'ailleurs ne recrute que des Haïtiens sans papiers, des clandestins, quoi. je m'étonne que le dispensaire ait quand même pris soin d'elle. La Mairie aussi. Elle percevait des allocations de maternité, vous savez.
Le ton était indigné. Que n'emprisonnait-on toutes ces étrangères en situation irrégulière venue pour recevoir des soins médicaux gratis ! Babakar se pencha à nouveau sur la nouvelle-née. A peine déformée par le terrible passage, elle était vraiment adorable, les joues rondes, le crâne recouvert dune épais duvet noir. Il caressa tendrement la menotte minuscule et l'enfant ouvrir les yeux.
C'est à ce moment-là que tout se joua. Comme elle semblait le fixer, une émotion poignante se fit jour en lui tandis qu'une idée se glissait dans son esprit. Ce n'était pas un hasard s'il avait été appelé auprès de Reinette.
- Qui se chargera de l'enfant ? demanda-t-il d'une voix pressante.
Aristophane secoua la tête :
- Avec son travail minable à la Ferme Modèle, je vois mal Movar nourrir une bouche de plus. Ce sera Yvelise, sans doute. elle est déjà maman d'une trâlée d'enfants. Six ou sept, je ne sais plus, chacun de père différent, bien sûr. Un de plus, un de moins, cela ne changera pas grand-chose. Encore une fois, le ton de désapprobation était net. Aristophane, lui, ne mangeait pas de ce pain-là. C'était un homme respectable qui votait à droite, était légitimement marié à une infirmière qui possédait un petit cabinet au bourg et une bicyclette sur laquelle elle pédalait pour aller effectuer ses soins à domicile.
"Elle est à moi. Elle est venue pour moi", comprit soudain Babakar, envahi par cette certitude.

En attendant la montée des eaux
En attendant la montée des eaux de Maryse Condé - JC Lattès - 364 pages