Rudyard Kipling est né en Inde en 1865. Toute son œuvre témoigne de sa fascination pour ce pays. Fascination sans doute renforcée par l'éloignement imposé par ses parents quand il était enfant. En effet, ses derniers, craignant pour sa santé et celle de sa sœur, les envoyèrent en Angleterre chez un oncle et une tante revêche. Marqué par le manque d'amour, le pensionnat, l'absence de ses parents, de sa nounou et du climat indien, Rudyard retourne sur sa terre natale dès que l'occasion se présence et c'est en tant que jeune journaliste-pigiste pour un journal de Bombay qu'il commence sa carrière dans l'écriture. Son talent de conteur est très vite repéré et reconnu et il n'a que 22 ans quand son premier livre est publié (Simples contes des collines). Le succès est quasi-immédiat et son livre se vend aussi bien en Inde, qu'en Angleterre ou même aux États-Unis. Rudyard quitte alors l'Inde pour un tour du monde et s'installe à Londres à la fin de l'année 1889.

François Rivière, pour cette biographie-romancée, s'est intéressé aux trois années (1889-1891) qui ont suivi ce retour dans la capitale Britannique. Trois années déterminantes dans la vie de Kipling puisque de jeune talent prometteur, il devient un écrivain connu et reconnu. Pourtant, on ne peut pas dire que ses débuts londoniens furent faciles. Refusant le confort auquel il aurait pu prétendre, Rudyard Kipling loge dans un appartement misérable, refuse tout ce qui pourrait s'apparenter à des soirées mondaines, et son seul véritable lien avec l'extérieur est un jeune matelot orphelin qu'il accueille chez lui. Pourtant, un problème l'obsède : comment protéger ses écrits aux États-Unis ? En effet, à la fin du XIXe il était fréquent que des éditeurs américains s'emparent de textes anglais et les vendent sans reverser aucun droit d'auteurs. Au courant de ces préoccupation, Henry James va alors présenter à Rudyard Kipling un jeune agent littéraire américain, Wolcott Balestier. La vie de Kipling s'en trouvera irrémédiablement changée.

Le jeune Rudyard se montre peu sociable, colérique, d'une extrême exigence vis à vis de son travail. À côté, l'insouciance et la légèreté de Wolcott et Carrie (la jeune sœur de ce dernier qui deviendra l'épouse de Kipling) sont une source d'étonnement continu pour Kipling. Très vite, il admire ces deux gens qu'aucune convention ou qu'en dira-t-on ne semble freiner. Pour Rudyard, il est beaucoup plus difficile de faire fi des rumeurs et les allusions sur son attirance pour les jeunes militaires le mettent dans une rage noire. Rudyard et Wolcott, puis Rudyard et Carrie.

Le mariage de Kipling raconte donc cette histoire d'amitié ambiguë entre Rudyard et Wollott. François Rivière alterne les points de vue et procédés narratifs (relations épistolaires, article de presse, changement de narrateurs) pour nous faire découvrir la complexité de son sujet d'étude. Sans jamais verser dans l'explicatif inutile et lourd, la plume de François Rivière est au contraire subtile, intelligente et littéraire. Il y a une vraie fluidité dans l'écriture et c'est un plaisir que de se plonger dans cette Londres du XIXe. Car au-delà de l'histoire romancée de Kipling et des Balestier, François Rivière nous raconte aussi le bouillonnement littéraire de la capitale Britannique dans ces années-là.

Une lecture à la fois instructive et passionnante, qui donne envie de découvrir les œuvres moins connue de Rudyard Kipling, dont les fameux Simples Contes de la colline.

Laurence

Extrait :

« Les choses deviennent bigrement sérieuses », murmura Rudyard avec une grimace de fausse panique. Les cartons d'invitation et les lettres d'admirateurs, célèbres ou anonymes, jonchent la petite table de bambou placée à droite de la porte, sous le portrait de Mark Twain qu'il a découpé dans un numéro du Harper's Magazine. Les premiers temps, il ouvrait les enveloppes avec empressement et curiosité, s'efforçant d'imaginer la tête de ces membres de la bonne société londonienne intéressés par son œuvre naissante que célébrait la critique au point de vouloir le connaître. « Sans doute veulent-ils vérifier que l'Anglo-Indien dont on parle dans les gazettes est un sauvage. Très peu pour moi. » Puis, il a eu dans la pénombre de l'officine de Mr Heaton, le libraire chargé de la diffusion de ses livres, une discussion avec le petit homme chafouin, nerveux comme une souris. Quand il est entré, le regard fureteur l'a détaillé de la tête aux pieds, puis Mr Heaton a émis un sifflement et, lui approchant une chaise, il s'est mis à parler d'abondance. Rudyard a sagement écouté les compliments du représentant des éditions Tackers, Spink & Co. de Calcutta - mais quoi d'étonnant à se voir loué par un employé de ceux qui vous publient ? Mr Heaton, toutefois, l'a intéressé lorsqu'il a évoqué le nombre impressionnants d'exemplaires vendus en un temps record : plus d'un millier de chacun des trois petits recueils de la Railway Library, sans compter les trois mille Simples Contes des collines parus ensuite… Au moment où lassé par le flot de paroles du libraire, il s'apprêtait à prendre congé, l'autre l'a retenu par le bras et la voix jusque-là fluette s'est faite plus grave:
- J'ai lu dans le Mirror un article affirmant que vous étiez un garçon très secret, trop secret peut-être au goût de ceux qui vous admirent… Méfiez-vous de la presse, mon cher Kipling, et ne tardez pas à vous faire de bons amis parmi ceux qui font et défont les réputations.

Le mariage de Kipling
Le mariage de Kipling de François Rivière - Éditions Robert Laffont - 248 pages