A la fin de la Grande Guerre de 14-18, l'Empire Ottoman est occupé, démantelé par les troupes des vainqueurs. Et même s'ils sont détestés par la majorité de la population, les occupants alliés, anglais, français, italiens, fascinent, surtout la petite frange de la société stambouliote bourgeoise, aisée qui ne sait où donner de la tête entre soirées, sorties à cheval, mondanités de toutes sortes.
Parmi cette élite des plaisirs mondains, Leïla fait figure de reine. Si elle est admirée et accumule bien des conquêtes parmi les militaires anglais, son cœur balance tout de même entre le capitaine Jackson Read et son fiancé Necdet. Le capitaine Read est un anglais jusqu'au bout des ongles, conscient de sa supériorité anglaise, de son éducation. Et s'il joue avec les femmes turques plus ou moins jeunes qui se pendent à son bras, font tout pour attirer son attention, il n'a d'yeux que pour Leila. Mais pour rien au monde, il n'avouera qu'il est au bord de tomber amoureuse de la jeune fille. Quant au fiancé Necdet, c'est tout l'opposé. Promis à Leila depuis longue date, il la connaît depuis son enfance. D'un tempérament trop sensible, foncièrement jaloux et surtout indécis, il mène la vie dure à la jeune fille. De plus Necdet est anglophobe patenté. Il les exècre au plus haut point. C'est avec grande attention qu'il suit l'avancée des troupes turques, levées par le futur sauveur de cette nation, Mustafa Kemal, bientôt Ataturk.Tout ceci n'arrange en rien ses crises de jalousie, dignes d'un enfant capricieux.
Ces trois personnages principaux sont entourés par une foule de commensaux, tous plus désœuvrés les uns que les autres, tous attirés par les plaisirs de la séduction, pour certains proches du vice, de futilités, l'attrait de l'argent et du pouvoir. Yakup Kadri Karaosmanoglu n'a pas son pareil pour dresser des portraits plus vrais que nature. Il trace parfaitement les influences, contradictoires des sentiments mis en balance dans cette sorte de milieu futile, où les apparences comptent pour beaucoup, où l'honneur d'une famille peut être perdu parce que l'on n'a pas été invité à la toute dernière soirée où il faut absolument être vu.
Leïla, fille de Gomorrhe est un récit sur les bouleversements de cette ville. C'est un habile prétexte pour l'auteur pour critiquer ces sociétés vouées aux plaisirs faciles. Imprégné de culture française, - au départ, ce roman avait pour titre Sodome et Gomorrhe, mais il rappelait trop l'œuvre d'un certain M. Proust, il a donc été changé - l'auteur s'exprime en une langue soignée, très classique, ce qui convient parfaitement à son propos et l'époque étudiée.
Tout ceci rend cette histoire très intéressante et sa lecture très agréable. A découvrir bien sûr.
Dédale
Extrait :
Il est vrai que, depuis son arrivée à Istanbul, il ne s'était guère écoulé de jour qui n'eût été marqué de quelque aventure amoureuse. Il n'en était plus à dénombrer ses succès, à tel point qu'il en éprouvait une sorte de saturation et qu'il lui arrivait même de ne plus trouver le temps de remplir comme il convenait l'importante mission que ses chefs lui avaient confiée. Il se prenait parfois à regretter que les femmes de ce pays ne puissent être disciplinées à l'instar des êtres primitifs que les bureaux de recrutement de la Grande-Bretagne vont cueillir jusque dans les forêts vierges des îles de l'océan indien pour les rassembler sous les ordres d'officiers roses et imberbes, à son image. Il eût alors suffi d'un de ces commandements rauques qui lui été familiers pour faire rompre selon son bon plaisir ce bataillon d'amoureuses qui l'encerclaient sans merci. Mais le capitaine Jackson Read ne comprenait que trop toute l'inanité d'un pareil regret. Aussi bien, ne trouverait-il guère en lui l'énergie nécessaire pour mettre fin au roman imprévu qu'il vivait. D'ailleurs, laquelle de ses admiratrices aurait-il été tenté de décourager ? Leur étrange cohorte était encore plus hétérogène que l'armée britannique. Des Turques y côtoyaient des Grecques, des Arméniennes, des Juives. Il y avait des veuves et des femmes mariées, jeunes et mûres, blondes et brunes, potelées et sveltes, sensibles ou rêveuses, sensuelles ou fantasques, toute la gamme de Juliette à Ophélie, de Catherine à Cléopâtre. Tel un convive gavé qui ne sait plus de quel plat se servir, Gerald Jackson Read éprouvait déjà au seuil de sa trentième année cette fatigue prématurée spécifique aux bons vivants. Sans doute ne donnait-il à ces femmes rien de lui-même. Il n'en ressentait pas moins une sorte de dépression physique, comme un engourdissement de son être, dans le tourbillon de cette bacchanale effrénée où, constamment aimé, recherché, poursuivi, objet permanent de rivalités et de conflits, il avait finalement cessé de s'appartenir.
LeÏla, fille de Gomorrhe de Yakup Kadri Karaosmanoglu - Editions Turquoise - 201 pages
Commentaires
vendredi 7 janvier 2011 à 09h02
Voilà qui donne envie! Merci pour cette découverte!
vendredi 7 janvier 2011 à 11h24
Je suis plongée dans le dernier roman de Yachar Kemal qui a la même période pour cadre, je note en tout cas le nom de cet auteur totalement inconnu en France
vendredi 7 janvier 2011 à 16h15
Je note moi aussi aimant beaucoup cette période historique. Merci pour la découverte!
vendredi 7 janvier 2011 à 22h54
Le billet de Dédale me plaît beaucoup ! Plus que l'extrait du livre. Qu'est ce que je fais ???
Sylvie
dimanche 9 janvier 2011 à 16h47
Même incertitude que chez Sylvie.Je crois que je vais d'abord m'orienter vers Hervé Sard(je sais, rien à voir!) dont je n'ai rien lu.Quant à Neige, je l'ai aussi laissé tomber et Istamboul est toujours dans une des piles des ouvrages à lire.
dimanche 9 janvier 2011 à 17h15
Lili Galipette, Dominique, Zarline, revenez nous raconter dès que vous aurez fini de lire ce titre.
Sylvie, Marimile, c'est tout le problème du choix d'un extrait. On ne tombe pas forcement sur un morceau appétissant. En cas de doute, je laisse décanter un temps. Si l'envie de lire est toujours présente, je tente l'expérience. Sinon, je passe. Laissez faire votre envie :-)