En 1989 quand Jean-Philippe Blondel vient prendre ses fonctions dans son nouveau lycée, il est tout jeune prof. Le proviseur lui attribue la salle G229 et le met en garde :

« Le plus dur, dans ce métier, vous savez, c'est de manier le on et le je […] C'est une institution, l'école. Vous entrez dans un bulldozer. Il faut arriver à en devenir membre sans perdre son individualité. Ce n'est pas aussi facile qu'on le croit, vous verrez. Le on et le je. Réfléchissez-y. Bonne chance ! »

Vingt ans plus tard, le professeur enseigne toujours dans la même salle et interroge ses souvenirs. A-t-il réussi à manier ce on et ce je ? Qu'a-t-il fait de tout ce temps ? A-t-il tourné en rond et refusé de grandir comme le lui suggère une inspectrice ? Ou a-t-il aidé des êtres à se construire, à s'épanouir ?
Dans cette salle G229, où le temps semble figé puisque les élèves y ont toujours le même âge, il y a deux sortes de souvenirs :
ceux du « on », les souvenirs récurrents, qui correspondent à ce que vivent chaque année tous les enseignants : les voyages scolaires, les réunions, les réformes, les corrections de copies, etc.
Mais il y a aussi ces souvenirs du « je », ceux qui ont marqué et bouleversé l'auteur et qui n'appartiennent qu'à une classe précise pendant une année donnée. Quand tout à coup, le fil conducteur du cours échappe à l'enseignant, que les frontières s'effacent et que l'émotion prend le pas sur tout le reste. Des moments lumineux ou difficiles, qui jalonnent la vie de n'importe quel professeur, mais qui sont tous uniques et singuliers.

Jean-Philippe Blondel alterne donc dans ce récit le « on » et le « je ». Il nous raconte 20 ans de sa vie d'enseignant, de ses joies, de ses désillusions. On est très loin de l'univers d'un François Bégaudeau (Entre les murs) et vous ne trouverez chez Jean-Philippe Blondel aucun cynisme gratuit, aucun mépris pour les élèves. Bien au contraire, Blondel offre ici une vision généreuse et optimiste de la vie d'un lycée, malgré les doutes et les motifs de revendication. Il montre qu'au-delà de la transmission du savoir, l'enseignant crée avant tout du lien et des raisons d'espérer. Ce témoignage n'a en soit rien d'exemplaire ou de révolutionnaire. Mais que l'on soit professeur, lycéen, ancien lycéen ou parent, on retrouvera sous la plume de Blondel son propre vécu, ses propres souvenirs.

Les lecteurs de Jean-Philippe Blondel reconnaitront au détour des pages certains personnages des romans précédents. Mais ce qui interpelle le plus, quand on connaît l'œuvre de l'auteur, c'est ce « je » qui s'assume pleinement pour la première fois.
Dans G229, plus de faux semblant, de pseudonyme, Jean-Philippe Blondel parle de lui, de son métier, de sa vie. Personnellement, je préfère quand le « je » se dissimule derrière d'autres prénoms, que l'auteur peut être impudique sans que cela le mette réellement en danger ; quand il nous offre des histoires bien plus fortes et poignantes. Mais cela fait quelques années maintenant, depuis À contretemps, que l'écriture de Jean-Philippe Blondel s'apaise, que les récits sont d'apparence plus sereine. L'an dernier, dans Le Baby Sitter, l'auteur s'était invité dans le roman, à peine caché sous un autre prénom, mais reconnaissable par le métier et quelques autres indices. Cette apparition du « je » assumé et revendiqué, dans G229, ne m'a guère donc surprise et apparaît comme une évolution logique dans le parcours de l'auteur. Mais pour ma part, j'espère que dans le prochain roman, l'auteur s'effacera au profit de ses personnages d'encre et que je retrouverai la force et la singularité des monologues blondiens qui m'avaient tant émue.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Laure)

Laurence

Voir aussi :
L'interview de Jean-Philippe Blondel
6h41
Le baby-sitter
Passage du gué (Prix Biblioblog 2007)
1979
Juke-Box
Un minuscule inventaire
This is not a love song
Un endroit pour vivre
À contre-temps
Au rebond
Et rester vivant

Extrait :

On suit les consignes.
C'est important. C'est décisif. On le répète dix fois, vingt fois : la réponse est dans la question, quand on lit bien les consignes, la moitié du travail est déjà faite. On apprend qu'on doit entourer quand c'est demandé d'entourer, souligner quand on doit souligner, c'est pas bien compliqué, non ? On enseigne comment écrire une lettre, un dialogue, un sujet d'argumentation. On met bien les mots de liaison entre les idées pour faire des paragraphes clairs et cohérents. On aime quand tout s'enchaîne. En corrigeant les copies, on sourire, on se dit « Ah, il ou elle a bien lu les consignes ! » ou alors on s'énerve et on écrit en rouge, en gros « As-tu lu la consigne ??? » et on ajoute quatre points d'interrogation, histoire de montrer à quel point on est fâché et à quel point c'est important.
Inexplicablement, on aime surtout quand ça déborde. Quand tout à coup l'expression s'envole et qu'elle nous laisse pantois, on n'a même pas eu le temps de s'appesantir sur les erreurs, on a lu le teste et on reste un moment interdit, le stylo rouge en l'air. On a la tête qui tourne parce que la consigne n'est pas suivie, l'adresse de l'expéditeur n'est pas où elle devrait être, les salutations à la fin de la lettre se sont pas correctes, les mots de liaison - satanés mots de liaison - sont aux abonnés absents, pourtant, il y a quelque chose qui bat, là. Et quand ça bat, comment veux-tu mettre des mots de liaison ?

G229
G229 de Jean-Philippe Blondel - Éditions Buchet-Chastel - 240 pages