Au commencement, il y a Humans Tools, une entreprise supposée aider les autres entreprises dans la gestion du personnel. Créée de tout pièce par Frédéric Hautfort – homme pressé de 48 ans – HT s'applique à elle-même les outils qu'elle vend.
Chez HT ont scinde les salariés en deux catégories : les conformes – ceux qui ont su s'adapter, qui ne se posent pas de questions et qui permettent à l'entreprise d'engranger les bénéfices – et les non-conformes – les gênants, les rebuts, ceux qui n'entrent pas totalement dans le moule prévu par l'entreprise.

En 2006, Frédéric Haufort vient de mettre au point une formation pour se débarrasser des employés indésirables et décide de tester ce nouvel outil sur le personnel de sa propre entreprise. En effet, voilà déjà quelques années que le PDG a repéré 6 non-conformes : Sonia, trop consciencieuse ; Marc, trop faible ; Catherine, trop humaine ; Rodolphe, trop intelligent ; Laura trop fragile et Françis, trop… bizarre ?
En fait, ils ont tous quelque chose « en trop », quelque chose d'absolument inacceptable pour une entreprise qui ne raisonne qu'en profits et rendements. Ils dépassent du lot tels des clous mal enfoncés. Alors HT, grand marteau devant le CAC40, imagine une formation qui sous prétexte de corriger leurs défauts, les poussera à la démission.

Dans ce roman, Tatiana Arfel dénonce la violence de l'entreprise et l'absurdité des méthodes de managements actuelles. À travers le parcours de ces 6 salariés non-conformes, Tatiana Arfel montrent comment l'entreprise, sous prétexte d'efficacité, cherchant à tout contrôler, tout rationaliser, aboutit à la négation pure et simple de l'être humain. L'individu n'est alors plus qu'un robot, qui loue son corps et son âme à l'entreprise en échange d'un salaire :

Mes amis, à partir du moment où vous pointez, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps vous le louez contre salaire. C'est bien la cas, n'est-ce pas ? C'est comme une maison : si vous la louez à des gens alors que vous partez en vacances, vous n'allez pas y repasser quand vous voulez, non ? Chez HT, c'est pareil. Ce temps n'est pas votre temps. Lorsque vous travaillez, vous ne pouvez pas en avoir jouissance. Gardez bien cela en tête, nous en reparlerons lors de la réunion de rationalisation des pensées. Une fois arrivés ici, c'est HT qui occupe votre maison, qui vous paye pour cela, ce n'est plus vous. C'est signé dans votre contrat de travail, lu et approuvé par vous-même. Le soir, après avoir pointé en bas, une fois dans la rue, vous pouvez réintégrer votre maison. HT n'est pas esclavagiste.

Le temps est le maître mot de l'entreprise. Chaque seconde perdue représente de l'argent perdu, ce que HT et ses actionnaires ne peuvent évidemment tolérer. Parler à la machine à café : inadmissible. Attendre l'ascenseur : insupportable. L'entreprise ne permet plus de temps pour créer des liens entre collègues et encore moins pour penser.

Peu à peu, les salariés se désincarnent, ne s'appartiennent plus. Ce qui est effrayant, c'est que l'on retrouve ici un phénomène expliqué et mis en évidence par Stanley Milgram dans les années 60. Ce dernier, voulant comprendre comment l'Allemagne nazie avait pu prospérer sans rencontrer de résistance parmi ses soldats, avait démontrer que l'être humain, face à une autorité qu'il pense légitime mais qui lui impose des actes allant à l'encontre de ses valeurs, se même en état agentique. L'individu n'est alors plus maître de ses actes et de ses pensées, il se déresponsabilise et obéît aveuglement. Aujourd'hui, l'autorité légitime est incarnée par l'entreprise. Face à la peur du chômage, les individus acceptent l'inacceptable et se perdent en chemin. Car ce qu'il faut comprendre, c'est qu'en se reniant, en ne se reconnaissant plus le droit de penser et de s'opposer, l'individu perd toute confiance en lui, se considère comme défaillant, coupable de ce qui lui arrive. Il finit donc par se saborder lui-même, en s'excusant auprès de son employeur pour le temps perdu. L'entreprise peut alors, sans culpabilité, continuer de briser d'autres existences.

L'entreprise HT n'existe pas et pourtant, on reconnaîtra à travers les différents épisodes imaginés par Tatiana Arfel, une multitude d'entreprises bien réelles. Certaines scènes paraissent tellement extrêmes que l'on a du mal à penser que ces pratiques puissent exister réellement. Mais faut-il rappeler qu'à l'automne dernier, certains salariés français avaient appris leur licenciement par SMS ? Comme si la pire des fictions ne pouvait aujourd'hui égaler la réalité. Si Tatiana Arfel avait situé son intrigue dans un futur plus ou moins éloigné, Des Clous aurait été commodément rangé dans le genre de l'anticipation. Mais en ancrant son récit en 2006, un passé proche, l'auteure réaffirme une fois encore l'actualité de son propos.

Pour autant, Des clous ne sombre pas dans un pessimisme sordide. Tout en dénonçant des pratiques ignobles, Tatiana Arfel offre la possibilité à ses 6 non-conformes de relever la tête, de réapprendre à s'aimer et à se respecter. Il y a donc aussi beaucoup d'espoir, de courage et de générosité dans ce récit.

Ceux qui nous suivent, savent combien L'attente du soir m'avais enthousiasmée et combien j'avais été sensible son écriture poétique. Si Des clous est également un roman chorale – chaque non-conforme prend la parole, l'un à la suite de l'autre – le registre est très différent. Certains seront sûrement décontenancés par la neutralité de l'écriture et la pauvreté du langage. Hormis Francis et Roman qui ont dans leur narration une musicalité très singulière, les voix des autres narrateurs de ce roman se confondent aisément tant elles sont semblables. Mais pouvait-il en être autrement ? Car Tatiana Arfel montre parfaitement comment l'entreprise nous prive de nos mots et de notre imagination, comment elle est capable d'en inventer d'autres, plus rationnels et efficaces. Les narrateurs de ce récit sont totalement enfermés dans un mécanisme d'appauvrissement. Leur langage est donc « conforme » à celui de l'entreprise.

Je n'arrive même plus à lire le soir, mon esprit saute et tressaute dans mon lit pardessus les phrases et je pense en lisant que c'est flou, que c'est ambigu, je pense encore protocoles et je pose le livre inutile, et j'allume la télévision qui mitraille comme le défilé de mes appels, qui maintient ma tête à la bonne cadence, ultra-rapide, efficace, je me suis mise à aimer les pubs, c'est bien les pubs, clair rationnel et explicite, achetez ceci ou cela, ça ne demande pas trop d'attention…

Quand on a été tellement ému par les styles de L'attente du soir, on ressent évidemment une certaine frustration littéraire en lisant ce dernier roman. Mais cela permet aussi de ne pas reléguer au second plan le propos et d'en appréhender pleinement la violence. Cela permettra aussi peut-être à Tatiana Arfel de rencontrer un autre type de public. C'est tout le mal qu'on lui souhaite.

Du même auteur : L'attente du soir

Laurence

Extrait :

Alors j'ai eu honte, honte d'avoir expliqué tout cela parfaitement au futur exploiteur, qui se croit aventurier parce qu'il a de l'argent à investir chez les pauvres pour tirer du sol leurs richesses à leur place, en exigeant des remerciements, en plus… Honte de contribuer à tout ça, moi et mon sang, honte surtout de n'être pas capable de me lever, de jeter mon téléphone, de dire « Ça suffit ! » Parce que j'ai peur, parce que je ne suis plus dans ma tête… Parce que je n'ai plus l'énergie pour chercher un autre travail, et surtout pas en linguistique, je ne crois plus aux mots depuis longtemps, les mots sont vides, manipulateurs, de petites marionnettes agitées par HT… Parce que mes enfant mangent à leur faim, parce que c'est confortable.
Et chaque jour la lâcheté s'ajoute à la lâcheté, et la complicité d'hier justifie celle d'aujourd'hui, chaque jour est trop tard alors, des tensions, je m'énerve sur le plateau, je peste contre les autres, ceux qui ne savent même pas les procédures, je les corrige, ce n'est pas mon travail, les managers n'aiment pas ça. Moi je trouve que quitte à rester là, tous, lâches, qui me rappellent ma lâcheté, autant faire le travail bien, jusqu'au bout, être irréprochable. Maintenant, pourtant, on me le reproche, je le sais, et aussi d'être moins productive que les autres parce que j'applique toutes, absolument toutes les procédures, pour tenir le coup, avoir un but, ne pas penser. On ne peut pas tout appliquer, tout remplir, sinon on ne répondrait qu'à vingt appels par jour, il faut choisir, certaines informations sont moins importantes. Mais je ne peux pas choisir, les mots vides et plats sont tous au même niveau, alors je remplis tout de plus en plus vite, mais jamais assez, et ce soir, je dois remplir ce questionnaire aussi, et je le ferai consciencieusement, parce qu'être consciencieuse, irréprochable, c'est tout ce qu'il me reste.

Des clous
Des clous de Tatiana Arfel - Éditions José Corti - 315 pages