Contrairement à Anne, elle n'a pas eu à se cacher, à cause de son identité catalane ou de son statut d'opposante à Franco, qui luttait alors pour prendre le pouvoir. La jeune fille ne vit pas dans une ville occupée par les adversaires d'hier, mais dans une cité qui a toujours l'espoir de voir vaincre le camp des Républicains. Le journal débute d'ailleurs le 16 juillet 1936, date du début de la guerre civile. Dans ses écrits, on découvre les craintes et les espoirs suscités par les nouvelles venues du Front, comme la prise de Terruel ou sa perte quelques jours plus tard.

Encarnacio poursuit à cette époque sa vie de jeune fille : elle continue à aller à l'école, dans les structures très avancées mises en place par la Deuxième République à Barcelone. Mais la guerre, d'abord lointaine, prend progressivement plus de place. Outre les bombardements dont il faut se protéger, il faut accepter de voir partir les hommes sur le front, et de plus et en plus jeunes. Parfois, ce sont les cours qu'Encarnacio ne peut pas suivre, pendant plusieurs jours.

Mais le ravitaillement constitue l'empreinte la plus visible de la guerre : les prix grimpent en flèche, et l'approvisionnement devient de plus en plus difficile. Parfois, la famille peut compter sur de l'aide venant de la campagne, mais pour les chaussures, les prix deviennent inabordables. A plusieurs moments, la jeune fille fait la liste des prix de différents produits, et l'inflation de l'époque saute alors aux yeux du lecteur. Car ce ne sont pas seulement les produits de luxe qui augmentent, mais aussi ceux de première nécessité. Et le rationnement mis en place n'empêche pas les longues files d'attente devant les magasins.

Le lecteur découvre donc la vie quotidienne à Barcelone, entre 1936 et 1939, par les yeux d'une jeune fille. Elle survivra à la guerre civile, mais arrête son journal pour une raison qui lui est propre. Outre la description minutieuse de la vie, et l'extrême qualité du témoignage et de l'écriture pour un auteur de treize ans, c'est la fragilité de la jeune fille qui touche. A plusieurs endroits, elle s'emporte contre cette guerre qui a détruit son cadre de vie. Elle ne rêve que d'une chose : que les humains cessent de se battre pour enfin pouvoir vivre en paix. Si certains passages sur les problèmes de ravitaillement sont parfois répétitifs, l'implication de l'auteur donne au document une dimension toute particulière. Je ne peux que vous conseiller de découvrir ce témoignage fort, qui prend place dans la bibliothèque aux côtés du Journal d'Anne Frank ou de L'espoir de Malraux, qui donne une vision des combats autour de Barcelone à la même époque.

Yohan

Extrait :

Ce matin une de mes amies m'a dit qu'à la caserne Karl Marx, après la distribution de nourriture, les soldats distribuent ce qui reste à ceux qui viennent. On s'est mis d'accord, elle viendra me chercher à sept heures du soir pour y aller.
Elle vient aujourd'hui, et on part avec un pot à lait chacune ; deux petits garçons viennent avec elle. Ils nous guident, et après avoir un peu marché on arrive à la caserne.
Il y a déjà un groupe devant la porte. Quand je m'approche, je remarque que ce sont presque tous des enfants de six à douze ans. Ça me fait une de ses peines !
Un enfant qui autrefois ne pensait qu'à jouer et à rire doit maintenant passer des heures et des heures à la porte d'une caserne à attendre que, s'il reste des rations, on lui en mette un peu dans le pot noir de fumée et bosselé qu'il tient entre ses petites mains tendres et décharnées !

Un regard innoncent
Un regard innocent d'Encarnacio Martorell i Gil - Éditions Métailié- 204 pages
Traduit du catalan par Marie Vila Casas