Des bleus à l'âme est un ouvrage assez particulier. En effet, s'il est un roman racontant la vie de deux anciens personnages du théâtre de Sagan (Château en Suède), c'est également l'occasion pour l'auteur d'y glisser quelques réflexions personnelles sur sa vie, son écriture, la littérature, le monde en général. Au fil des pages, on sent combien l'auteur s'est bien amusée à les écrire, tout en prenant son temps, tout en soignant un style inimitable, plein de lucidité légèrement saupoudré d'humour voire même de cynisme.

Mais revenons à ses personnages. Il s'agit donc Sébastien et Éléonore Van Milhem, aristocrates suédois désargentés. Ils sont beaux, blonds, solaires et glamour au possible, complices dans leur mépris de toute forme de travail. Comme deux jolis papillons, ils vont et viennent au gré de leurs envies, aux bras et/ou dans les draps de ceux qui veulent bien assumer financièrement un train de vie digne d'eux. Pour l'heure, Nora, une américaine mûre assure ce rôle. Le frère et la sœur rencontrent Bruno, un jeune premier du cinéma français, qui s'agite comme une souris entre les griffes insouciantes d'Éléonore et son impresario, Robert. Entre des "vacances" au bord de la mer dans la villa de Nora et des soirées en boite de nuit - à l'ambiance toute Saganesque -, ils savourent tous les plaisirs qu'ont leur offre tout en regardant le monde du haut de leur splendeur. Sagan nous raconte tout cela avec un air léger, détaché, comme si de rien n'était. Mais jusqu'au bout, elle sait où elle mènera le lecteur, qu'elle prend parfois à partie. On appréciera la pirouette finale. La classe ! comme elle dit.

Entre ces lignes, l'auteur glisse quelques réflexions sur son processus de création : s'attacher entre autres choses à ses personnages tout en évitant d'en oublier un dans un restaurant. Elle accordera à un Mr Bouddot un temps de liberté juste pour lui donner à fixer béatement la nuque d'Éléonore. Elle s'amuse à revisiter les fondamentaux de son univers romanesque. Ce sera aussi quelques considérations si lucides, si pertinentes que l'on pourrait les utiliser encore de nos jours, sur la littérature, la société de son temps d'une tristesse à mourir, ses méditations sur la solitude ou le besoin d'aimer, sur sa propre vie, ses amours, ses excès. Mais comme elle le précise bien, il ne s'agit pourtant pas d'une autobiographie. Elle médite. Et elle assume tout, les moments de joie, de plaisir comme la tristesse, les déboires amoureux, ses bolides comme ses moments de paresse sur les plages de Normandie.

Cette histoire mi-roman, mi-essai comme la présente elle-même Sagan, se lit d'une traite, un sourire léger toujours au coin de lèvres. On admire cette femme qui vit sa vie avec plaisir, insouciance voire même un brin de décadence. Il n'en reste pas moins que Sagan montre encore là tout son talent, sa virtuosité à ne pas se prendre trop au sérieux ni dans sa vie, ni dans ses écrits. Et dans une société où la critique est si aisée, en un mot, c'est du grand art.

Du même auteur : La chamade, Toxique, Un matin pour la vie et autres musiques de scènes.

Dédale

Extrait :

Destin étrange, que celui de l'écrivain. Il doit se mener les rênes courtes, à un pas bien accordé, l'échine droite, alors qu'idéalement il devrait faire le cheval fou, crinière au vent, gambadant par-dessus les fossés ridicules, tels la grammaire, la syntaxe ou la paresse, cette dernière étant une haie gigantesque. Quand je pense qu'on appelle ce métier un métier libéral, quand je pense qu'on n'a même pas un chef de bureau pour vous taper sur les doigts, qu'on n'a personne, vraiment personne, pour noter vos copies et quand je pense que la liberté, au fond, n'est jamais qu'une chose que l'on dérobe, dans ce cas, c'est nous-même. Voleur volé, arroseur arrosé, c'est notre lot. Les pires brimades ne peuvent jamais venir que de nous-mêmes. Quand je pense à mon malheureux destin qui consiste à faire ce que je veux quand j'en ai envie, de plus à en vivre largement, j'ai envie de sangloter. Enfin, j'espère que mes lecteurs et mon éditeur me comprendront et auront assez d'imagination pour me plaindre.
Alors, me direz-vous, pourquoi écrire ? D'abord pour des raisons sordides : parce que je suis une vieille cigale et que, si je n'écris pas pendant deux ou trois ans, je me fais l'effet d'une dégénérée. Hélas ! Dès que mes livres sont publiés, une certaine partie de la critique me traite précisément de dégénérée. De nature influençable, je m'arrête d'écrire, non sans un vif soulagement… Et puis, deux ans après, les échos de ces voix chères (les critiques) s'étant évanouis, je retrouve mon propre jugement : « Ma pauvre amie, tu n'est qu'une dégénérée. » On voit comme l'enchaînement est agréable et comme il est amusant d'être écrivain « à succès », à Paris, en 1972. Ah, c'est que je n'ai pas fini de me plaindre ! Cette vie de miel et de roses, de facilité, de gaieté et de bêtises, c'est qu'il faut pouvoir la supporter ! Il faut avoir une rude colonne vertébrale pour ne tolérer ni l'ennui ni les obligations ni les conventions, bref tout ce qui fait, quel que soit le niveau social, les points de ralliement de tout un chacun. Il faut être très équilibrée pour aller se promener librement n'importe où, sans que cette promenade ne devienne pour vous-même autre chose qu'une exquise école buissonnière.

Des bleues à l'âme
Les bleus à l'âme de Françoise Sagan - Éditions Livre de Poche - 183 pages