J'ai abordé Voix Off sur les conseils de Laetitia (que je remercie vivement au passage, et qui en parle très bien) avec, il faut bien le dire, un à priori plutôt positif : j'aime en effet beaucoup Denis Podalydès sur scène ! Mais je ne pensais pas être aussi séduite par son style. Je m'attendais davantage à un livre sur le théâtre, mais l'ouvrage est bien plus personnel. Certes, l'auteur évoque les voix de plusieurs acteurs qu'il côtoie et qu'il apprécie : Michel Vuillermoz (aaah,  la voix de Michel Vuillermoz...), Eric Elmosnino, Jacques Weber, Ludmila Mikael, Michael Lonsdale (re-aaah !...), et bien d'autres... . Il nous parle aussi d'acteurs disparus : Gérard Philipe, Charles Denner, ou encore Jean-Louis Barrault (triple « aaaah ! »)...  Mais il entremêle à ces voix connues les voix de ses amis, de sa famille, de ses frères, d'autres personnes proches, encore présents ou perdus.

La puissance d'évocation de cet ouvrage est très forte. Grâce à l'écriture, l'auteur fait entendre  toutes ces voix (« ses » voix ?...) : on les imagine, on les écoute, dans toute leur beauté, leur prestance, mais aussi avec leurs défauts, leurs manies, leurs exagérations... On sent à la lecture toute l'admiration ou la tendresse portée envers les comédiens ou vers les proches évoqués, et moi-même j'ai ré-entendu les voix des acteurs aimés au fil des pages. Les souvenirs plus personnels m'ont également beaucoup émue ; on découvre derrière l'acteur un être avec ses bonheurs mais aussi ses regrets. La surprise a aussi été au rendez-vous lors de certains passages, tels celui où la voix de Jacques Weber s'est brisée net, et le comédien jouant Cyrano avec ; ou encore, dans un autre registre, cette histoire de pantoufle dont un comédien ne parvient pas à se débarrasser au beau milieu d'une représentation de Bérénice, absolument hilarante (et qui montre que les erreurs sur scène arrivent même aux meilleurs !).

Le point de départ du livre, qui revient en filigrane par la suite, est l'activité de lecteur de Podalydès, en train d'enregistrer un livre-cd de Proust. Il se rend compte que l'abri le plus sûr pour [lui] est un studio d'enregistrement : il entre dans la lecture, sa voix s'y déploie, et alors d'autres voix se font entendre, dans la [sienne]... Les voix racontées dans le livre sont ainsi toutes les voix qui l'ont forgé, tel qu'il est à ce moment, adulte et acteur. Bien qu'il ait reçu le prix Femina 2008 dans la catégorie « essais » (mais je ne le classerais pas personnellement dans cette catégorie), on pourrait considérer que ce livre fait partie du genre autobiographique : Podalydès nous raconte finalement à travers le prisme de la voix des souvenirs très personnels et intimes. Bien qu'il parle des autres, il nous livre  ce qui l'a touché ou le touche encore, et se raconte lui-même.

J'ajoute qu'un CD, empli de toutes ces voix et de la voix de Podalydès lui-même, complète le livre, et que ce fut un plaisir, une fois ma lecture achevée, de me laisser bercer à son écoute...

Il va sans dire que je recommande très chaudement cette lecture, à tous les amateurs de théâtre ou de cinéma, mais pas seulement !

Florence

Extrait :

Voix de Michel Vuillermoz

Un grand barbu considère le tableau de service du Conservatoire. J'y suis élève depuis un an. Il vient d'entrer. Son œil se promène sur les noms affichés, les horaires, les cases blanches, les cases hachurées. Je surprends dans cet œil une parfaite insolence, résolue, tranquille. Celui-là ne se laissera pas dominer. N'a pas l'air d'un acteur. N'a pas l'air d'un élève. N'a pas l'air d'en être, d'aucun bord, d'aucune obédience. Vêtu sans goût prononcé, ni ostentation ni austérité particulière. Un grand garçon banal et mystérieux, dont la voix, sitôt que je l'entends, me fait rire, d'un rire immédiat, rendu, conquis. Non que cette voix soit comique en son timbre. Elle est grave, posée, subtile. Mais sa puissance ironique, sa fantaisie bouffonne, que voilent minutieusement les apparences normales, civiles, sérieuses, la charge, la concentre d'une acidité dévastatrice, d'une vitesse de propagation, comme indépendantes de la personne, laquelle vous regarde – je me suis tourné vers lui, l'auteur de la boutade – innocemment, détachée du rire qu'elle provoque, de la séduction qu'elle exerce, du climat d'impertinence et d'absurde loufoquerie qu'elle vient d'instiller.
(…)
Nous répétons Cyrano de Bergerac à la salle Récamier. Seuls dans le soir attardés, nous ne venons pas à bout de la tirade, la trop fameuse, la redoutable, des nez. Tu la reprends cinq à dix fois. En tous sens. Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot... Tu es brisé. La fatigue aussi t'oblige à chercher ailleurs. Tu romps l'extravagance comique, la verve acrimonieuse. Une plainte légère point dans le tissu serré de ta voix en travail. Nous vérifions que toujours Cyrano, au terme de ses virtuoses envolées, dans le silence qui renaît à l'extinction de sa rage volubile, retrouve sa mélancolie toute sèche, note musicale et discrète qu'il faut savoir rendre en une seconde, avant de reprendre le train d'enfer du rôle, de la pièce.
Me prenant parfaitement au dépourvu, mes propres larmes, embuant mes yeux d'une grosse lentille déformante, encombrant ma voix d'une émotion dont, par pudeur, me rebute l'aveu sentimental, mes larmes, dis-je, me retiennent un instant de te parler, « C'est ça, c'est tout à fait ça, on y est », et m'empêchent de voir que dans le feu de la tirade tu as depuis longtemps perdu ton nez.

Voix off
Voix Off de Denis Podalydès - Éditions Mercure de France - 254 pages + CD