Le procédé n'est pas nouveau et l'on peut notamment citer Russell Banks - Trailerpark (1981) - ou Vincent Delecroix - La chaussure sur le toit (2005). Mais quand l'un avait choisi pour dénominateur commun un lieu et l'autre un objet, Daniel Kehlmann a opté pour la thématique de la perte d'identité et la quête de reconnaissance.

Gloire s'interroge sur notre perception du monde, sur la frontière parfois mince entre réalité et fiction. Ce n'est donc pas un hasard si le protagoniste qui joue le rôle de passeur entre les différents récits est lui même romancier et qu'il est connu pour ses constructions alambiquées :

Ils s'étaient connus six semaines plus tôt dans une soirée particulièrement ennuyeuse et ce n'est qu'après avoir parlé un bon moment avec lui qu'Elisabeth s'était rendu compte que l'homme étrange mais spirituel qui pétrissait sans arrêt ses doigts et laissait son regard errer vers le plafond n'était autre que Leo Richter, l'auteur de nouvelles embrouillées regorgeant d'effets de miroir et de retournements inattendus d'une virtuosité vaine.

Daniel Kehlman jongle avec les mises en abîmes répétées, se met en scène et s'amuse à perdre le lecteur dans un labyrinthe de miroirs. En plaçant ses personnages tantôt dans le rôle d'acteur, tantôt dans celui de témoin, voir même dans celui de création littéraire d'un autre personnage, il nous oblige à changer notre angle de prise de vue et à nous réinterroger sans cesse sur ce que nous avons lu précédemment.

Dans la première nouvelle, Voix, un homme tout ce qu'il y a de plus ordinaire, se voit attribuer le numéro de téléphone portable d'un acteur célèbre. Au départ décontenancé, il va vite se prendre au jeu, au risque d'oublier qui il est réellement. Plus loin dans le roman, par un classique renversement de situation, Daniel Kehlmann nous propose de vivre la même histoire du côté de l'acteur (L'issue).

Leo Richter fait sa première apparition dans la deuxième nouvelle, En danger. Alors qu'il est en conférence à l'étranger, Leo Richter est lasse qu'on lui pose sans cesse les mêmes questions inintéressantes et rêve de fuir. Sa compagne, quant à elle, redoute plus que tout de se retrouver au centre du prochain de son compagnon.

Ce n'est pourtant pas elle, que l'on découvre dans Rosalie s'en va mourir, roman sur lequel Léo Richter est en train de travailler. Ce texte, consacré à l'un de ses personnages récurrents, devait mettre en scène la mort programmée de Rosalie. Mais voilà que le personnage se rebiffe et refuse d'obéir à son créateur.

Une fois encore, l'ombre de Leo Richter plane sur les pages de la nouvelle L'est, puisqu'il a cédé sa place à l'une de ses collègues pour un voyage organisé en Asie Centrale. Ce texte est sûrement l'un des plus réussi de ce recueil. Daniel Kehlmann installe dès les premières lignes une ambiance lourde, étouffante, et inquiétante. Son héroïne, une romancière de polar, va se retrouver prise au piège d'un pays dont elle ignore la langue et les coutumes. La fin du texte est absolument superbe et l'on retrouve des motifs de la littérature d'épouvante, quand les lieux désertiques et l'immobilisme deviennent des personnages à part entière de l'intrigue et participent pleinement à l'angoisse du lecteur.

Dans La Réponse à l'abbesse, une fois n'est pas coutume, point de Leo Richter. Et pourtant il est encore question de la figure du romancier. Daniel Kehlmann se moque ici de ces écrivains qui surfent sur le désir de spiritualité de leurs lecteurs. Son protagoniste, Miguel Auristo Blancos, l'écrivain vénéré par la moitié de la planète et vaguement méprisé par l'autre, auteur d'ouvrages sur la sérénité, la grâce intérieure et la quête du sens de la vie aurait sûrement pu écrire L'Alchimiste. Malheureusement, au-delà du clin d'œil et de la critique acerbe d'un certain type de littérature, Réponse à l'abbesse, est l'un des textes les moins intéressants de ce recueil.

J'ai par contre bien cru que j'allais tout simplement abandonner Contribution au débat tant le style m'a horripilée. Un informaticien accroc des forums est parachuté dans un séminaire bien malgré lui. Et bien sûr, il découvrira que Leo Richter, le célèbre romancier, loge au même hôtel que lui. Daniel Kehlmann a choisi, pour s'exprimer à travers la bouche de son narrateur, d'imiter la syntaxe très approximative que l'on retrouve sur certains sites web. Si l'idée était intéressante et permettait à l'auteur un rupture rythmique bienvenue, la lecture de cette langue maltraitée sur plus de 20 pages se révèle rapidement lassante et laborieuse.

Comment j'ai menti et je suis mort met en scène le responsable du narrateur de Contribution au débat sur la thématique classique de l'homme adultérin qui mène une double vie et finit par ne plus savoir où il habite. L'histoire est bien menée même si elle n'a au final rien de très originale, tant dans la forme que dans le fond.

La dernière nouvelle, En Danger, est un dernier pied de nez de l'auteur, une dernière pirouette avant le point final où l'on retrouve une fois encore Leo Richter.

Si j'ai commencé par citer le travail du romancier imaginaire Leo Richter, c'est qu'il me semble que ce passage résume assez bien ce roman. Certes, Gloire brouille les pistes, nous montrent que nos certitudes sont toujours fragiles et qu'il ne faut jamais se fier à ce que l'on croyait impérissable. Mais la démonstration n'est pas toujours réussie et certains textes ne m'ont pas convaincue. Peut-être Daniel Kehlmann, à l'instar de son homologue Leo Richter, fait-il preuve parfois d'une virtuoisité vaine et un peu artificielle.


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Laurence

Extrait de Rosalie s'en va mourir :

Dans le taxi qui la conduit à l'aéroport tandis que les maisons défilent et que le soleil levant joue sur les toits, elle fait une nouvelle tentative. N'y a-t-il donc aucune chance, me demande-t-elle. Tout repose entre tes mains. Laisse-moi vivre !
Ce n'est pas possible, dis-je agacé. Rosalie, ce que tu atteins en ce moment, c'est ta destination. C'est pour cela que je t'ai inventée. En théorie je pourrais peut-être intervenir mais tout deviendrait absurde ! Ce qui signifie que je ne peux pas, voila.
C'est de la foutaise, dit-elle. Du baratin. Tôt ou tard ce sera ton tour et là tu supplieras comme moi.
Mais ce n'est pas pareil!
Et tu ne comprendras pas pourquoi on ne fait pas d'exception pour toi.
Ce n'est pas comparable. Tu es de mon invention alors que je suis…
Oui ?
Je suis réel !
Ah bon ?

Gloire
Gloire de Daniel Kehlmann - Éditions Actes Sud - Babel - 177 pages
Traduit de l'allemand par Juliette Aubert