Un cargo pour Berlin, c'est l'histoire de Nour, Tariq et Ahmed. Trois adolescents déterminés à passer les frontières, à devenir un de ces Harrags, ceux qui brûlent leurs papiers mais surtout le Détroit de Gibraltar pour vivre une autre vie dans cet Eldorado qu'est l'Europe.

Nour, ça veut dire Lumière et elle porte bien son nom. C'est de plus une élève brillante mais ses parents sont pauvres et ne peuvent lui payer des études supérieures. La directrice de l'école, Mme Bouari, a l'idée de la prendre chez elle pour des travaux ménagers et ainsi compenser l'argent des études. Ces beaux projets vont être ruinés par la rencontre d'Idriss, neveu de Mme Bouari. Nour va malheureusement tomber amoureuse de ce garçon pas sérieux. Il n'hésitera pas à la trahir une fois le forfait commis. Il n'est en rien responsable puisque Nour… n'est qu'une servante.

Déshonorée et pour échapper à un mariage arrangé, Nour se travestie en garçon. Désormais elle sera Youness. Accompagnée de Tariq, un ami de son âge. Tariq a toujours été pauvre. Il ne rêve que d'atteindre Berlin depuis qu'un jour a vu une carte postée d'Allemagne dans un café.
Après bien des peurs et fatigues, ils arrivent tous les deux à Tanger. Là, ils font la rencontre d'Ahmed, dit Harraga News, le roi du renseignement.

Je ne vous en dis pas plus car il vous faut lire cette histoire superbe, écrite avec un ton juste, sans polémique ni envie de juger - ni les clandestins, ni les parents de Nour d'ailleurs.

Mais ciel comme ils sont beaux ces gamins ! Nour si forte et déterminée à hauteur de la trahison d'Idriss, de celle de son père aussi, Tariq si confiant dans son rêve d'ailleurs et Ahmed au cœur gros comme ça qu'il cache sous ses faux airs de Matador.

C'est une histoire qui vous prend au cœur, laisse toujours de la place à l'espoir. Je n'ai jamais senti dans les mots de l'auteur cette envie qu'ont certains autres traitant du même sujet de vouloir à tout prix faire pleurer dans les chaumières. Pourtant j'ai pleuré par compassion, par colère (contre Idriss et le père), par émerveillement devant ces gosses et la douce Mme El Fathi.
Ces gamins ont eu une chance inouï. C'est celle de s'être rencontrés, l'union fait la force comme on dit. Et puis à des étapes clés, ils ont rencontré des gens de cœur ou du moins qui ne leur voulaient pas de mal.

Mais pour ces trois-là, combien sont tombés sur des monstres, sont tombés sous les balles, les coups, les arnaques des passeurs, mort de fatigue, de faim, d'épuisement, de peur… leur rêve jamais atteint ? Combien ?

Ce livre est présenté comme à destination des adolescents, mais ce serait dommage de le cantonner qu'à ce seul public. Bien des adultes devraient lire cette histoire, y prendre l'envie d'agir et ne pas regarder ces clandestins comme la pire peste qui pouvaient leur tomber dessus.

J'ai aimé aussi cette fin ouverte sur l'espoir. Et pourtant, le roman ne tombe pas dans le Happy End sirupeux. C'est bien. Cela n'aurait pas été digne du sujet – les enjeux de l'émigration, les conditions qui poussent tant de personnes à tout risquer pour une vie meilleure -, ni des personnages. Cela aurait tout gâché.
Pour tout cela, pour Nour, Tariq, Ahmed et tous les autres, merci, merci Fred.

Dédale

Du même auteur : La lettre de Flora, Comme s'ils étaient beaux, 10 ans ¾, Mon père est américain, Là où je vais.
Voir aussi l'interview de l'auteur pour le Biblioblog.

Extrait :

- Et après ? demande Léopold. Je veux dire : vous avez un but précis ?
Nour traduit la question à Tariq, dont le visage attentif s'éclaire d'un sourire immense.
Après ?
Après, la route est évidente, toute tracée. Depuis toujours, ou pas loin.
Il extrait des replis de son vêtement une enveloppe bleue "par avion", presque noire tant elle est crasseuse, et de l'enveloppe une carte postale cornée, rafistolée avec du papier collant.
En plein milieu de l'image se dresse une tour gigantesque, aux allures de fusée, assez haute pour chatouiller le ciel.
- Moi, je vais en Allemagne, à Berlin, déclare-t-il.
La photo passe de main en main. Au dos, en haut à gauche, on peut y lire Der Berliner Fernsehturm.
Personne, parmi eux, en parle allemand. Mais on se fiche bien, en définitive, du sens de ces mots.
Cette photo, c'est la bouée de sauvetage, le fil invisible reliant le rêveur au rêve. Ce qui fait tenir, serrer les dents. Ce qui empêche de flancher. Peu importe que ce soit une tour de télévision, une tour Eiffel, un Colisée ou un Big Ben. C'est son bout de rêve à lui.
Les autres hochent la tête.
- Et toi, Youness ? C'est l'Allemagne aussi ? demande Jean-Baptiste.
Nour a un instant d'hésitation. Youness. Il faut qu'elle s'habitue. Ça ne devrait pas être trop difficile. Ce prénom, elle se l'est choisi.
- Moi, je ne sais pas vraiment, pas encore. Je verrai une fois de l'autre côté, je verrai bien…
Là-bas, on entend l'homme malade. Il gémit.
Deux passeurs s'arrêtent devant, jettent un regard au corps tordu.
- Va pas tarder à crever, celui-là, constate l'un des deux en s'essuyant à un chiffon la graisse sur ses mains, il aura juste pris un peu d'avance sur les autres…

Un cargo pour Berlin
Un cargo pour Berlin de Fred Paronuzzi - Editions Thierry Magnier - 109 pages