En 1934, dans ce coin reculé du monde, la bonne société tentent d'échapper à l'agitation politique et aux préoccupations quotidiennes. Ernest est un jeune serveur mais tous saluent déjà son professionnalisme et son respect des préséances. Toujours en retrait, Ernest a l'œil à tout et précède les demandes des clients pour que ces derniers profitent pleinement de leur séjour. Cet été là, Ernest accueille au débarcadère un nouvel employé, Jacob, jeune allemand à la beauté troublante. Très vite, les deux garçons tombent sous le charme l'un de l'autre. Mais Jacob n'en oublie pas pour autant ses ambitions et il finira par s'enfuir avec Julius Klinger, célèbre écrivain allemand.

Alors pourquoi cette lettre après 30 ans d'absence et de silence ? Pourquoi lui écrire après l'avoir abandonné si brutalement ? Ernest se doute que cette lettre va détruire le mur d'indifférence qu'il avait, au fil des années, patiemment construit pour se protéger.

Dans le premier chapitre du roman, Alain Claude Sulzer prend son temps : il offre au lecteur un portrait splendide de son protagoniste, en mettant en scène son quotidien, la répétition des actes les plus simples mais si importants au regard d'Ernest. Ernest est un garçon d'habitude, de rituels, que le moindre incident de parcours fragilise. Alors, cette lettre, il la redoute autant qu'il la désire. Pendant plusieurs jours, Ernest recule l'échéance : il prend l'enveloppe dans ses mains, la regarde, la repose. Retourne travailler. Se jure qu'il ne lira jamais son contenu, change d'avis, veut la brûler, change encore d'avis.
Avec ce premier chapitre Alain Claude Sulzer imprime donc au récit un rythme volontairement lent et feutré qui se poursuivra jusqu'aux dernières pages. Rien de démonstratif non plus dans l'écriture mais une élégante discrétion qui laisse la place aux non-dits et qui est en parfaite cohérence avec la personnalité d'Ernest. L'un des protagonistes étant écrivain, Alain Claude Sulzer en profite pour donner sa définition de la mission d'un écrivain et je ne résiste pas au plaisir de vous en livrer un extrait :

La mission réelle, pour ne pas dire exclusive dont Klinger se pensait investi, était de trouver des mots pour des choses et des situations dont il savait naturellement qu'elles avait déjà été décrites d'innombrables fois avant lui par des écrivains issus des cultures les plus diverses. C'était sa résolution de mettre de nouveau mots sur ce qui était ancien et immuable qui l'obligeait à y consacrer presque tout son temps […]

Un garçon parfait nous narrerait donc la tragédie amoureuse de deux garçons au milieu des années 30. Certes, cette thématique est effectivement au centre de l'intrigue, et l'auteur montre avec habileté et retenue combien cette situation n'avait à l'époque rien d'évident.
Mais, au-delà des questions de l'homosexualité et du récit intimiste, Alain Claude Sulzer nous offre  un récit plus universel sur notre rapport à l'autre, sur les liens de subordination et de dépendance que crée parfois un amour passionnel, sur nos petits arrangements avec la vérité et sur les moyens dérisoires que l'on tentent de mettre en place pour se protéger et se reconstruire. Mais c'est aussi un roman qui nous interroge sur les barrières infranchissables qui séparent le petit peuple de la bourgeoisie : Jacob est l'ange qui se brûlera les ailes pour avoir voulu côtoyer le grand monde. Mais sans doute n'est-il pas la victime la plus à plaindre de ce récit.

Avec une histoire finalement très simple mais une langue sobre et très élégante, Alain Claude Sulzer parvient à nous tenir en haleine sur près de 240 pages sans jamais céder à la facilité et au spectaculaire. Une très belle lecture.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Leiloona, Cécile, Ephémerveille)

Laurence

Extrait :

Monsieur Ernest faisait partie d'une catégorie en voie d'extinction, il le savait, mais il ne savait pas si ceux qu'il servait avec la courtoisie requise le savaient. Réfléchir à la question était en vérité une perte de temps. Mais il n'y avait pas que lui, eux aussi faisaient partie d'une catégorie en voie d'extinction, il ne savait pas s'ils le savaient, peut-être qu'ils sentaient simplement qu'ils vieillissaient peu à peu. N'être pas encore cacochymes les rassuraient, ils n'étaient pas encore comme leurs vieux parents qui végétaient quelque part à la campagne ou en banlieue, là où l'on ne se donne la peine d'aller que le dimanche. Cette pensée passait par la tête d'Ernest alors qu'il parait commander le Château Léoville Poyferré 1953, quatre verres et les formages, camembert et reblochon, nul autre fromage ne convenait mieux à ce vin. Dans ce pays aussi, les choses étaient en train de changer, quoique sans doute à une allure plus modérée qu'ailleurs. Il n'était pas aveugle, au contraire, il avait de bons yeux, ainsi qu'une excellente mémoire, et pas seulement pour retenir les commendes qu'il prenait.

Un garçon parfait
Un garçon parfait d'Alain Claude Sulzer - Éditions Jacqueline Chambon - 237 pages
Traduit de l'Allemand par Johannes Honigmann