Dans L'arbre fou, on retrouve donc Œdipe, Antigone et Clios. C'est l'hiver et ils ont quitté la route. Clios et Antigone travaillent avec Diotine (personnage rencontré dans Diotine et les lions). Pour occuper Œdipe, Clios l'amène à ce qui reste d'un arbre abattu par un orage. Œdipe va sculpter à grands coups de hache, à grands cris un arbre fou, une femme de feu et de terre, une danse sauvage.
De son côté, Antigone sculpte aussi le bois. Une pièce à double visage, celui de ses parents, Jocaste et Œdipe. Sous les mains d'Antigone, ils sont tous deux jeunes, beaux et subtiles, comme étaient Jocaste et Œdipe dans le secret précieusement gardé de ses insondables souvenirs. L'arbre fou ne déroge pas aux autres œuvres de l'auteur où toujours on retrouve l'art. il y est également fait référence à la sculpture de la vague dans la falaise dans Œdipe sur la route, comme la violence de l'acte de création, la violence contre soi quand il faut laisser s'exprimer ce qui est en nous.

Dans le récit titre de ce recueil, Antigone laisse un temps Œdipe à son chemin. Elle suite Constantin dans une vallée, à goûter les choses du quotidien, le temps qui s'écoule doucement, pleinement. Antigone s'interroge sur le bonheur, celui-ci est-il pour elle ? Est-elle toujours tenue de suivre la route d'un autre, même s'il s'agit de son père ? Prendre le temps. Ne pas aller trop vite. "Du temps pour quoi ? Du temps pour sentir qu'on a le temps".

Œdipe et Antigone sont sur la route. Et un jour il arrive à une cabane où il trouve La femme sans mots. C'est l'histoire d'une femme tombée dans la folie, du risque pour nos héros de la suivre à leur tour sur ce chemin, le risque de s'y perdre totalement.

Et puis il y a Le cri, un texte écrit pour un colloque et qui servira de base plus tard pour le magnifique roman Antigone. Le cri, c'est bien sûr celui d'Antigone. Il sort d'elle alors qu'elle mendie à nouveau, non pas pour sa survie et celle d'Œdipe, mais pour tous les pauvres, malades de Thèbes où elle est revenue. Dans cette ville, "si la mendiante Antigone est encore princesse, c'est une princesse de la vie intérieure, qui a connu des moments d'illumination, mais n'a jamais eu le temps d'y penser ou de leur donner un nom".

Antigone revoit ses frères Étéocle et Polynice se haïr, se faire la guerre pour régner sur la ville. Ils se haïssent depuis l'enfance. Cela est maintenant devenu un jeu entre eux. Ces deux-là sont trop orgueilleux pour céder devant l'autre, devant les morts, les pauvres. Elle va essayer de réconcilier ses frères, "non parce que c'est une chose possible, mais parce que c'est la chose à faire". Antigone, une fille de devoirs, une fille accrochée à la vie.
Sous la charge qui pèse sur ses épaules, Antigone pousse un cri de détresse : qu'est-ce que vous allez faire de cela ? de la pauvreté, de la misère, des morts, d'injustices et de malheurs. Pour Bauchau, "on ne mendie pas seulement pour survivre, on mendie aussi pour n'être plus seul". Et malheureusement, "la ville est beaucoup plus sourde que la campagne".

L'enfant de Salamine est Sophocle. Il est tout jeune embarqué sur une galère grecque pour combattre contre les Perses, la marine de guerre de Xerxès. A la fin d'une bataille difficile, l'enfant revenu sur la plage se lance dans des chants à la gloire des navires vainqueurs, pour la perte de ses camarades de combats. Eschyle a entendu comme les autres ses chants, lui demande de trouver sa propre voix. Plusieurs années passent. Sophocle écrit des poèmes mais ne trouve pas encore sa voix. Un soir dans le bois sacré, il rencontre un mendiant aveugle accompagné d'une belle jeune fille. Les deux personnages seront les guides du poète Sophocle à moins qu'ils ne soient ceux d'Henry Bauchau lui-même.

"Ce n'est pas de l'argent que je te demande, mais ta main pour te conduire où tu dois aller". Si Œdipe est celui qui découvre que l'oracle est en nous : "Creuse en toi-même, car tu sera notre créateur ou rien", Antigone porte un autre message.

Antigone savait qu’elle allait affronter la mort. On voyait qu’elle aimait la vie et que son désir n’était pas de la perdre, mais de la donner. Elle la donnait. Elle me la donnait cette nuit même, elle libérait mon esprit et lui insufflait une énergie inconnue. Je découvrais que ma parole emprisonnée serait un jour délivrée par la sienne, par ses actes superbes, et soulevée par l’enthousiasme.

Et toujours Antigone, par sa voix, par son cri de vie, de vivre dans nos cœurs. Sophocle, Henry Bauchau en superbes hérauts. Comme dans La lumière d'Antigone, "malgré le tumulte du temps, n'ayons pas peur d'écouter : le cri d'Antigone. Il est encore parmi nous."

Dédale

Du même auteur : Antigone, La Lumière d'Antigone, Œdipe sur la route, Déluge, Le boulevard périphérique, Le régiment noir.

Extrait :

Le lendemain Antigone voit qu'elle ne peut résister à l'appel ou au don qui lui est fait. Mendiante définitive, au cœur de Thèbes, elle s'agenouille au pied de sa colonne et se dit : "Oui, je dois maintenant penser à l'argent avec autant d'intensité qu'Étéocle et le dépenser pour les pauvres avec la prodigalité de Polynice. Le délire de mes frères m'emporte. je ne suis plus avec Œdipe dans les petits villages où je mendiais pour survivre. Je suis dans le royaume des frères ennemis dont Étéocle a fait une cité immense, un pays de riches que Polynice veut prendre et posséder de force. Ce n'est plus l'ancien cri que je puis pousser ici, il est trop faible pour la ville inexorable où plus personne n'écoute.
"Je ne sais comment faire ! La première fois qu'il a chanté, Œdipe ne savait pas non plus quelle voix allait sortir de son vendre et de son âme." Antigone se recueille, elle se concentre sur cette image du premier chant d'œdipe, le soir du solstice d'été, quand Diotine s'est penchée vers elle, disant peut-être : "Notre aède nous a enfin trouvées."
Il y a une colère, une soudaine fureur qui s'élève, qui grandit en traversant son corps et produit un cri. Le cri d'un enfant malingre, enfermé, abandonné, qu'entrevoit, à travers des siècles ténébreux, l'espérance, l'existence de la clarté. C'est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés d'elle et pour elle, mais qui en ont été indéfiniment exilés.

Les vallées du bonheur profond
Les vallées du bonheur profond de Henry Bauchau - Actes Sud-Babel - 84 pages