Le Désert de la grâce se passe en effet à l’époque de la querelle entre jansénistes et jésuites à propos de la grâce : celle-ci est donnée (ou non) par Dieu ou peut-on l’obtenir par effort ? Penser que l’on peut, à l’instar de St Augustin, s’affranchir des rites de l’Église pour l’obtenir va coûter cher à celles qui penchent pour cette hypothèse. A travers la galerie de portraits, on sent en effet que Claude Pujade-Renaud renoue avec des thèmes qui lui sont chers : voilà quelques femmes qui ont osé lire directement les textes bibliques et les traduire avec les Solitaires - ces hommes comme Blaise Pascal qui vivent à l’écart du siècle – et qui ont osé vivre leur foi pleinement, élire directement leur abbesse et s’affranchir du pouvoir tout puissant de l’Église. J’ai soupçonné que la certitude d’être injustement persécutée renforçait mon sentiment d’être élue de Dieu dit l’une d’entre elles. La répression ne s’est pas faite attendre : dispersées, interdites de noviciat comme Marie-Catherine Racine, poussées à se rétracter, les moniales n’auront pas défié le pouvoir divin et royal plus d’un siècle. Et comme si cela ne suffisait pas, le livre s’ouvre sur le récit du transport des ossements de ceux qui avaient choisi d’être enterré à Port Royal – dont Jean Racine – vers la fosse commune sur ordre du roi.

Avec le talent qu’on connaît à l’auteure de Chers disparus, de Belle-mère ou encore d'Au lecteur précoce, Claude Pujade-Renaud restitue toute une époque, tisse sa narration sur une trame de faits bien réels, en faisant revivre le personnage central de Françoise de Joncoux, qui veille sur tous les écrits relatifs à l’Abbaye au péril de sa vie, et l’on se prend d’admiration pour toutes ces femmes qui ont osé penser par elles-mêmes, à une époque où elles n’avaient le choix qu’entre le rôle de mère et d’épouse ou celui de soumission à une Église rigide et dogmatique. Mais ce récit est aussi un étonnant entrelacs d’histoires familiales, Claude Pujade-Renaud se donnant le droit d’inventer des secrets, des réactions intimes à partir des documents sur lesquels elle s’est appuyée. À l’image de la quête que mène Marie-Catherine Racine pour mieux comprendre son père, un père ambigu, tiraillé entre sa nécessaire vie de cour et ses égarements – puisque après son mariage il considérera la période de ses grandes tragédies comme une période à oublier…

Un travail magnifique de tissage de paroles donc, entre tous ceux qui ont eu à faire avec l’Abbaye de Port Royal, un alliage de témoignages fictifs avérés historiquement est très prenant pour capter l’attention, mais aussi une belle réflexion sur l’écriture historique, à l’image du dialogue intérieur présumé d’Angélique de St Jean en octobre 1661 :

Comment expurger l’acte d’écrire de toute vanité ? J’aimerais y parvenir. Malgré moi je cède parfois au plaisir de rythmer une phrase. Écrire, juste. Sans chercher ni trouver quelque consolation. Afin d’instruire et de témoigner. et l’on se prend à imaginer que plus encore que la fine Angélique, c’est Claude Pujade-Renaud qui parle par la voix de son personnage.

Instruire et témoigner font de ce Désert de la grâce un récit érudit et documenté un très agréable moment de lecture. Traversé de multiples prises de parole, revécu par celles qui ont "fait" ou approché Port-Royal, le roman de Claude Pujade-Renaud embrasse l'histoire d'un lieu que le pouvoir temporel a toujours voulu étouffer.
C’est la vraie actualité de ce roman : de tout temps les pouvoirs despotiques ont empêché leurs citoyens de penser – et de tout temps la résistance à l’ordre établi s’est organisée afin de préserver la liberté de penser.

Alice-Ange

Du même auteur : Un si joli petit livre, Dans l'ombre de la lumière, Rire en do mineur.

Extrait :


(Catherine ARNAUD née Marion – Juillet 1640)

Tout Port-Royal est né de mon ventre. Ce ventre à présent flétri, flapi. Ce sexe à jamais clos. Dissimulés sous la longue robe de serge. En prononçant mes vœux, je me suis engagées à ne jamais sortir de la clôture, vivante ou morte.
Tout Port-Royal, ou peu s’en faut. Hommes et femmes. Les moniales des Champs et de Paris. Une partie des Solitaires, mais quel que soit notre sexe, ne sommes-nous pas tout solitaires en ce désert de la grâce ? Soixante-sept ans bientôt, je m’affaiblis sensiblement, approchant de cette ultime solitude que sera l’agonie. Même si je meurs ici, à Port-Royal de Paris, entourée de mes sœurs dont certaines sont mes filles, mes nièces et mes petites-filles, au cœur de ce monastère que j’ai contribué à créer et à maintenir, lui faisant avec largesse don d’enfants et d’argent, lui consacrant tant d’énergie avec l’aide mon aînée Catherine, comme moi experte en affaires et transactions – en bonnes filles d’avocats que nous sommes toutes deux – Catherine la mal mariée prendra bientôt le voile. De cette malencontreuse union avec Isaac le Maistre, elle a eu cinq fils. Trois d’entre eux ont constitué le noyau du premier groupe des Solitaires. Mes petits-fils, probablement, n’entendront pas. Sinon en esprit.

Le désert de la grâce
Le désert de la grâce de Claude Pujade-Renaud - Éditions Babel Actes Sud - 280 pages