Le livre couvre de nombreux aspects d'un tel voyage. On trouvera ainsi des précisions sur les prix des billets de train pour se rendre à Bayreuth, des indications sur les curiosités touristiques dignes d'intérêt (par exemple à Nuremberg où le wagnérophile pourra aller sur les pas de Hans Sachs, un des personnages principaux des Maîtres Chanteurs de Nuremberg), un plan de la ville de Bayreuth. Avant de s'y rendre, il conviendra d'avoir acheté ses places à l'avance. À l'époque, quelques mois suffisaient alors que de nos jours, à moins d'être privilégié, qui s'y essaierait tous les ans ne pourrait y aller paraît-il en moyenne qu'une fois par décennie.

Ces renseignements sont évidemment utiles dans l'optique de faire le pèlerinage, mais le festival de Bayreuth n'ayant pas l'exclusivité de la représentation des opéras de Wagner, le lecteur trouvera en outre dans cet ouvrage une mine d'informations sur Wagner et son art. Comme nous l'explique l'auteur, il vaut mieux être préparé si on veut apprécier pleinement une représentation. À titre expérimental, il avait assisté sans aucune préparation à une représentation de Tristan et Iseult. Résultat : Quant à Tristan, je n'y ai rien compris, mais rien, rien, absolument rien. Est-ce clair ?. Après une biographie du compositeur, on peut lire une analyse des poèmes (que Wagner écrivait lui-même). On peut ainsi rentrer dans l'histoire de chacun des opéras principaux de Wagner (Tannhäuser, Lohengrin, Tristan et Iseult, Les Maîtres Chanteurs, La Tétralogie de L'Anneau du Nibelung (L'Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des Dieux) et Parsifal). On lit aussi quelques indications sur les décors et la mise en scène de ces opéras tels que l'auteur les a vu représentés à l'époque. L'action de chaque opéra est également résumée de façon synthétique par un tableau dont les lignes représentent les personnages par ordre de première apparition sur scène et dont les colonnes représentent le déroulement chronologique de l'opéra ; les signes présents ou non dans une case permettent de savoir exactement qui est sur scène à un moment donné.

Le but de l'auteur est d'encourager ses compatriotes à entreprendre le voyage et à les y bien préparer. Il distingue différentes catégories d'admirateurs de Wagner. Il cherche avant tout à être utile à l'admirateur intuitif, qui apprécie sa musique sans comprendre pourquoi. C'est là qu'intervient la partie la plus intéressante du livre, celle consacrée à l'analyse musicale des opéras de Wagner. Cela commence par des remarques générales donnant quelques caractéristiques de sa musique. On y trouve par exemple très peu d'ensembles : les personnages chantent les uns après les autres (et sans redites). Cela le distingue de la tradition italienne. Des rapprochements sont au contraire faits avec la tradition allemande (Bach, Beethoven, Weber) : orchestration, musique continue, leit-motifs. Il est quasiment impossible d'écouter un opéra de Wagner sans remarquer ces motifs qui reviennent. Ce qui est moins évident (pour moi en tout cas) est de retenir l'idée ou le sens qui s'attache à chacun d'entre eux. Pour chaque opéra, scène après scène, l'auteur décrit succintement la musique, nomme les motifs principaux et en reproduit un extrait de partition réduite pour piano et voix. C'est utile à plusieurs titres. Pour un lecteur suffisamment solfégiste, ce qui n'est pas mon cas, l'intérêt doit être évident. Cependant, en tentant de jouer au piano une des voix, quoique très gauchement, on arrive toujours à produire des suites de sons qui finissent par ressembler à quelque chose que l'on pourra reconnaître. Il n'est pas non plus trop difficile de repérer les motifs dans les partitions d'orchestre (disponibles sur le International Music Score Library Project) : si on dispose d'un enregistrement de l'opéra, il devient alors très facile d'entendre les motifs dans leur contexte. Comme pour les personnages, on trouve un tableau synthétique de l'apparition et de la réapparition des motifs au cours d'un opéra (ou de la tétralogie toute entière).

Cet ouvrage me semble une excellente introduction à la musique de Wagner. Il est très bien écrit. Le style est plaisant et le contenu véritablement accessible à l'amateur intuitif, les termes techniques musicaux étant utilisés sans aucune pédanterie. Si l'auteur prétend se défendre d'adresser des louanges à Wagner, il est amusant de le voir argumenter en faveur de son génie sans aucune équivoque ! Les seules choses qu'il se permette de critiquer sont certains décors, comme celui du tableau du Vénusberg [dans Tannhäuser], qui, celui-là, n'a jamais été réussi dans aucun théâtre, et qui est peut-être irréalisable. L'auteur rapporte un certain nombre d'anecdotes et donne de nombreux éléments de contexte sur la vie musicale à Bayreuth, les répétitions, les représentations, etc, et ce jusqu'aux motifs empruntés aux opéras qu'une fanfare locale joue à la fin des entr'actes pour rappeler les spectateurs à leurs sièges !

Sans compter le travail d'analyse musicale, l'auteur a manifestement procédé à d'importantes et fastidieuses recherches. Il a ainsi compilé une liste exhaustive des distributions lors des représentations à Bayreuth de 1876 à 1903 (date de mon édition). Il a poussé ses recherches jusqu'à inclure une liste de tous les spectateurs français lors de ces représentations. On peut repérer dans cette liste quelques noms de compositeurs français (dont certains ont été des élèves de l'auteur), comme Ernest Chausson, Claude Debussy, Léo Delibes, Vincent d'Indy ou Camille Saint-Saëns. On trouve aussi des chefs ayant donné leur nom à des orchestres encore en activité comme Colonne et Lamoureux.

Si la dernière édition de ce livre date de 1980, ce titre n'est pas pour autant introuvable : j'ai pu me procurer sans difficulté une édition de 1903 pour un prix raisonnable (moins de 20€). Il est également possible de le télécharger sous divers formats sur Open Library.

Je sais bien que certains clichés sont associés à Wagner, souvent injustement. Après avoir écouté La Mort d'Isolde (précédée d'un extrait du prélude de Tristan et Isolde), chantée par Shirley Verrett (récemment décédée), ressentez-vous l'envie d'envahir la Pologne ?

Joël

Extrait :

Le prince Albert apprécia fort la musique du Maître allemand, bien que celui-ci ne l'introduisît que discrètement dans ses programmes. Après l'audition de l'ouverture de Tannhauser, qui excita l'enthousiasme général, la famille royale fit demander l'auteur dans sa loge pour le féliciter. La presse anglaise pourtant fut dure pour lui. On lui reprocha, entre autres, vivement, dit-on, de conduire par cœur les Symphonies de Beethoven. Wagner alors, pour complaire à son auditoire, parut au prochain concert avec une partition ; le public s'en montra fort satisfait et prétendit ensuite que l'exécution avait ainsi été bien meilleure ; mais quelle fut l'indignation de tous lorsque l'on s'aperçut, un peu plus tard, que la partition était celle du Barbier et qu'elle était à l'envers sur le pupitre !
[...]
Comme le personnel chantant, celui de l'orchestre est recruté un peu de tous les côtés, en Allemagne surtout, naturellement, mais aussi, pour une assez grande partie, à l'étranger. C'est un personnel d'élite, incontestablement, et il n'est pas rare d'y rencontrer des artistes remplissant ailleurs les fonctions et portant le titre de Chef d'orchestre, de Capellmeister, de Directeur de musique de la cour... Mais ici, sous l'admirable direction des grands artistes que sont MM. Hans Richter, Hermann Levi et Félix Mottl, ils reçoivent à la fois un complément d'instruction technique et une impulsion artistique qu'ils chercheraient vainement ailleurs.
Nul besoin de sévérité pour obtenir d'eux exactitude et discipline ; tous sont venus bénévolement, avec la conscience de leur valeur, se ranger sous la grande et noble bannière ; l'orchestre est une famille unie, et l'autorité indiscutée du chef est empreinte d'une bonhomie toute paternelle. À une récente répétition de Siegfried, l'un des timbaliers avait donné un coup de baguette un peu avant le moment voulu : Monsieur, lui dit doucement Richter, je vous ferai observer que Fafner ne meurt qu'au deuxième temps. Ce qui fut compris.

Voyage artisitique
Le Voyage Artistique à Bayreuth d'Albert Lavignac, Sixième édition (1903), Librairie Ch. Delagrave, 620 pages.