C'est aussi le genre de roman qui pour être vraiment apprécier dans sa consistance, doit être lu sans trop de coupures, surtout au tout début quand l'auteur présente ses personnages principaux en une série de courts chapitres, par petites touches, par des détails donnés sans en avoir l'air, sans non plus respecter la chronologie des faits. Il faut donc s'accrocher. Cela demande au lecteur d'être particulièrement vigilant, attentif. Sinon, il risque de se perdre. Ces histoires parallèles sont assez déstabilisantes car on ne sait pas où D. Chaon compte amener son lecteur, tant il délivre ses indices au compte-goutte, les détails sur les personnalités de Lucy, Miles et Ryan, sans parler des autres personnages pas si secondaires que cela.
Cela crée une ambiance bien particulière car le lecteur avance en aveugle. Cette sensation d'avoir perdu tous ses repères ou du moins de ne pas pouvoir s'en faire est accentuée par les sujets abordés par l'auteur : la folie voire la schizophrénie, les troubles d'identité dus aux influences subies. Rien n'est linéaire, sans pour autant être le chaos total.
Miles est comme phagocyté par son frère jumeau Hayden dont il ne sait jamais s'il dit la vérité ou pas. Puis plus tard parce qu'il ne sait pas où le trouver alors qu'il est parti à sa recherche après avoir reçu un coup de fil ou un courrier inquiétant. Miles est continuellement maintenu ainsi dans un état d'insécurité constante. Au point de se demander s'il a eu le temps de construire sa propre identité tant il est tout le temps engager dans la recherche de son frère.
On pourrait également développer avec le cas de Ryan, mutilé par des hommes en noir, qui en ont après son père biologique, à peine plus jeune que lui. Ryan a tout laisser tomber, ses parents adoptifs, sa vie d'étudiant, organisé sa mort "civile" pour finalement vivre de magouilles assez louches auprès de Jay.
Que dire aussi de Lucy vivant seule avec sa sœur après le décès de leurs parents et qui décide un jour de partir avec son amant et prof Georg Orson alors qu'elle ne sait pas grand chose de lui. Elle le pensait riche et brillant. Avec lui, elle aurait une vie différente. La réalité est toute autre.
Au final, qui sont réellement ces jeunes gens ? Car ils portent tous des masques, comme pour se protéger d'une blessure, d'un manque. La question se pose alors que l'identité virtuelle, le vol d'identité numérique, de données personnelles, les faux-semblants nous questionnent chaque jour. De plus, qui ne s'est pas posé un jour des questions sur le cours de sa vie, son avenir ? Qui ne s'est pas interrogé sur la possibilité de revenir sur ses pas, ses actes ? Est-ce que l'on peut ou non revenir en arrière, revenir à un moment de notre vie où l'on a fait un choix, pris tel ou tel chemin de vie pour s'apercevoir qu'il aurait été préférable de prendre l'autre branche à l'intersection ? Que serais-je devenu si j'avais décidé autrement ce jour-là, si on m'avait laissé décidé à ce moment là ? Quelle aurait été ma vie ?
D. Chaon se garde bien de donner des réponses qu'il, comme nous, est loin d'avoir. On prend peur quand on constate combien il est aisé pour des malveillants ou bien carrément truands que changer d'identité et de berner la police, les institutions pour s'adonner à quelques trafics juteux, dangereux. Effrayant aussi cette facilité, la rapidité avec laquelle une personne peut disparaitre de la société, "mourir", s'évanouir dans la nature. Elle est physiquement vivante mais identitairement morte aux yeux des autres, de sa ville et même de sa propre famille.
Les vies de Miles, Lucy et Ryan ont bien évidemment un point commun mais à vous de trouver. Cette vie ou une autre est vraiment un roman intriguant, presque perturbant, d'une efficacité redoutable, digne de grands thrillers. Vertige assuré.
Dédale
Extrait :
"Mais qui laisse tomber sa famille comme ça ? Qui peut décider de tout jeter et de… se réinventer. Comme si on pouvait se débarrasser des aspects de sa vie dont on ne veut plus.
Parfois je me dis que la société en est là. Que c'est ce que nous sommes devenus. Nous n'attachons aucun prix aux relations avec les autres." Elle regarda Miles attentivement le sang-froid dont elle avait fait preuve en arrivant avait disparu. Il y avait une atmosphères d'insécurité, une pesanteur déstabilisante.
"J'ai fait certaines choses. J'ai couché avec des gens sans jamais leur reparler après. J'ai laissé tomber un travail. Je suis partie un vendredi et je n'ai pas appelé mon patron pour lui dire que je démissionnais. Je n'y suis jamais retournée, c'est tout. J'ai raconté à un collègue que j'étais allée à l'université de Wellesley - sans doute pour l'impressionner, et quand il m'a parlé de gens qu'il connaissait et qui y avaient étudié, je lui ai fait croire que je les connaissais. Parce que je voulais lui plaire.
"Mais je n'ai jamais disparu." Sa main se referma sur son verre, ses ongles manucurés, et l'extrémité de ses doigts blanchit sous la pression. "Je n'ai jamais disparu au point qu'on ne puisse pas me retrouver. C'est un peu extrême, non ? Ce n'est pas normal ?
- Non, répondit Miles. Je ne penses pas que ce soit normal.
- Merci.", dit-elle. Elle se ressaisit, se redressa, fit glisser ses paumes sur le devant de son chemisier. "Merci."
Cette vie ou une autre de Dan Chaon - Albin Michel- 403 pages
Traduit de l'américain par Hélène Fournier
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