Nous sommes en Italie dans les Abruzzes, au pied du Mont Sasso. La bille roule.

Cette bille de plomb serait le petit supplément d’altitude infime et provisoire, de cette montagne. Elle serait là, il ferait jour. Et puis tout changerait.

La bille dévale la pente, le cadrage se ressert et va bientôt s’arrêter :

Il serait dix-huit heures passées, dans ce monde aux marges du monde. On serait le 16 mai 1942 dans les Abruzzes, le village s’appellerait Isola del Gran Sasso, quelques kilomètres au sud de Teramo, il ferait vingt degrés.

Nous venons d’entrer de plain pied dans l’histoire de cent seize chinois, ou quelques.

À l’origine de cette histoire, une idée du gouvernement fasciste italien de rassembler en un lieu tous les Chinois d’Italie. Parce qu’ils sont chinois, donc rivaux des Japonais, alliés de Mussolini, une centaine de Chinois installés pacifiquement en Italie vont donc être parqués près du sanctuaire de San Gabriele. Ici, on les parque comme dans un poing qui se referme, sans logique ni raison.

Dans ce roman captivant, Thomas Heams-Ogus ne fait pas de psychologie.
Il décrit comme les Chinois s’intègrent bon gré mal gré à la population locale.
En témoigne ce passage où l’un d’entre eux, à cause d’un malaise, échange des regards appuyés avec une Italienne venue lui servir un verre d’eau.
En témoigne aussi ce passage d’un baptême collectif d’une quarantaine d’entre eux, qui déplace un nonce apostolique de Rome, et où les notables locaux s’achètent facilement une bonne conscience sur le dos des nouveaux convertis.

À la manière d’un tableau de Breughel, Thomas Heams-Ogus, enseignant chercheur en biologie de son état, nous les décrit tous sans presque s’arrêter sur aucun. C’est tout son talent, dans une langue très écrite, de nous faire partager un chapitre de l’histoire italienne très peu connu en nous suggérant la vie de ces chinois parqués comme celle d’un grand corps organique vivant.
Témoin cette rencontre improbable entre l’Italienne et le Chinois :

La foule les entourait, mais ils étaient aussi cette foule, ils la résumaient. De manière absolument certaine, ils étaient une portion cachée de l’humanité. Là, dans ce sommeil mystérieux, ils étaient, à eux deux, la moitié perdue du monde des hommes.

La suite de l’histoire ? Ces Chinois italiens oubliés de tous rejoignirent la grande histoire, au moment où, tout proche d’eux, un Mussolini s’échappait honteusement, et au moment où la guerre véritable avec les Allemands les rattrapait. Fuyards rejoignant d’autres fuyards, ils se retrouvèrent malgré eux pris entre les tirs ennemis. Mais la proximité du réel de la guerre leur redonne une identité : Tossica était à quelques centaines de mètres derrière eux. Il faisait frais, l’air était clair et l’après-midi avançait. On était fin septembre 43. Ils étaient de hommes. C’était un sentiment simple.

Comme un générique de fin, l’auteur récite pour finir la litanie des noms de ces cent seize chinois dont il a retrouvé la trace, réussissant par là à les faire sortir de l’anonymat, en un nécessaire devoir de mémoire.

Dans ce remarquable premier roman, Thomas Heams-Ogus parvient donc à un niveau de maîtrise incontestable de l’écriture, chose rare pour un premier ouvrage. Un rythme très travaillé et un formidable sens du détail qui lui permettent de dépasser la simple maîtrise stylistique pour en faire l’un des ouvrages les plus intéressants de la rentrée littéraire 2010.

Alice-Ange

Extrait :

Être Chinois dans les Abruzzes, en ces temps, c’était avant tout être avec des Chinois, puis, semaine après semaine, avec tous les Chinois d’Italie. C’était être un parmi, acculé au rassemblement. Quand chacun d’entre eux voyait le soleil se coucher sur le Sasso, voyait partir une journée de plus, fermait ses yeux et laissait venir à lui quelques timides souvenirs, qui une rue de Sienne, qui le sourire d’une femme, il voyait en les rouvrant une grosse centaine d’hommes dont on avait décrété qu’ils étaient ses semblables. Chaque regard chinois qui se fixait sur un Chinois était une petite humiliation. Elle n’était pas toujours perçue comme telle, mais elle était comme un sable mouvant, un enfouissement. S’éviter du regard devenait comme un début de révolte intime. Mais la guerre était plus forte. Elle était ce moment où la liberté prenait la forme d’un saccage, ce moment où le saccage s’emparait du temps. Ce qui s’écoulait était des secondes de ruine et donnait le rythme dans chaque poitrine au cœur battant de l’oubli. Peut-être qu’une puissance chaotique viendrait un jour les exhumes, ces battements, et ces chairs et ces vies qui les entouraient. Peut-être qu’elle aurait la forme d’une mémoire. Cela viendrait en son temps, justement quand le tonnerre des saccages se serait évanoui dans les bruissements d’herbe de l’été.

Cent seize Chinois et quelques
Cent seize Chinois et quelques de Thomas Heams-Ogus - Éditions du Seuil - 127 pages