Agnès Desarthe n'a jamais connu son grand-père biologique Aïm, déporté pendant la seconde guerre mondiale. Petite, elle aimait croire qu'il était toujours vivant, non loin d'elle, travaillant dans cette grande ville, et que son silence n'était dû qu'à une amnésie définitive. Mais les fantômes vous échappent toujours un peu, alors elle arrêtait de penser à Aïm (le disparu) et [se] contentait de Bouz (le remplaçant), car lui, au moins, [lui] appartenait pour de bon
.
Triple B joue donc les éternels remplaçants : grand-père de substitution mais également dans ce roman personnage de substitution puisqu'il prend la première place dans une narration où il n'avait au départ pas de rôle à jouer. En dressant le portrait de triple B, Agnès Desarthe explore ses propres souvenirs mais également ceux de tout un peuple : la Shoah, l'exil, la Pologne… Et c'est ainsi qu'apparaît brièvement l'homme qui était le point de départ de ce récit, Janusz Korczak. Et l'on réalise alors que Janusz Korczak était lui-même un remplaçant, un substitut parental pour ces enfants du ghetto de Varsovie. Il y a donc une certaine logique que Triple B ait remplacé le remplaçant dans l'esprit de la romancière.
Remplaçant de remplaçant… un triste rôle, pourrait-on penser naïvement. Mais Agnès Desarthe montre ici que paradoxalement les remplaçants deviennent irremplaçables puisque ce sont eux qui vous accompagnent et vous soutiennent sur les chemins chaotiques de l'existence. Triple B n'a de remplaçant que le titre et au fil des pages on réalise combien sa présence est vitale pour la romancière. Il est ce grand-père dont elle a toujours rêvé et qu'importe si les liens du sang tendent à démontrer le contraire. Il est cet homme qu'elle admire et aime plus que tout, dont la photo trône depuis des années sur son bureau et dont la disparition a ouvert une plaie béante et douloureuse.
Agnès Desarthe joue ici une partition plus complexe qu'il ne pourrait y paraître et les mises en abîme sont nombreuses. Avec une langue toujours aussi sobre et pudique, elle continue son travail d'exploration de l'âme humaine et certains passages sont particulièrement émouvants. Pour autant, je crains que le temps ne joue son rôle implacable et que l'ensemble ne soit pas suffisamment puissant pour qu'il s'imprime durablement dans ma mémoire.
(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Clarabel, Sylire, Véronique, Moka, Yv, Malice et Noann)
Du même auteur : Dans la nuit brune, Mangez-moi, Le plus belle fille du monde, Je manque d'assurance, Mission impossible
Laurence
Extrait :
Dans mon histoire, le grand-père n'est pas mort. Comme dans Le Petit Chaperon rouge, comme dans Pierre et le Loup. Un grand-père m'est ressorti vivant du ventre de la bête.
Dans mon bureau, il y a beaucoup de cartes postales, beaucoup de photos. Au dos de mon pupitre de traduction, j'ai collé un portrait de triple B. Il doit avoir entre quatre-vingt-cinq et quatre-vingt-dix ans. Ses rares cheveux sont bien taillés sur les côtés, il porte une barbe blanche mi-longue, une barbe de sage, et regarde l'objectif avec candeur et placidité. Cette image ne laisse personne indifférent. Les gens demandent : « Qui est-ce, là, sur la photo ? - C'est mon grand-père », fais-je avec fierté. Je ne précise pas qu'il ne s'agit pas de l'original. Il fait tellement vrai. « Il est très classe », me dit-on. Et j'acquiesce modestement.
Le Remplaçant d'Agnès Desarthe - Éditions Points - 75 pages
Commentaires
lundi 28 février 2011 à 08h54
Très joli billet.
Mais sa dernière phrase agace les dents... Lirai-je ou ne lirai-je pas "Le remplaçant" ???
Sylvie
lundi 28 février 2011 à 19h07
Merci Sylvie. J'aime bien cette expression : "agace les dents".
Et malgré cette réserve, j'ai passé un agréable moment de lecture.
lundi 28 février 2011 à 21h46
J'ai beaucoup aimé ce roman et je dois dire que je ne l'oublie pas...
lundi 28 février 2011 à 21h52
Un bien beau billet conclu par un extrait touchant! je n'ai rien lu de cette auteure pour le moment, je commencerai bien par celui-là!
mercredi 2 mars 2011 à 20h25
Sylire : peut-être la fatigue joue-t-elle également sur ma mémoire. C'est possible... mais déjà, je n'en garde que quelques scènes très fortes alors que tout le reste me semble dans le flou... Et pourtant je le redis, j'ai vraiment aimé l'écriture qui portait tout cela.
Nymphette : oui, c'est un très jolie plume et si tu ne la connais pas cela peut-être une bonne entrée en matière. Personnellement, en littérature "adulte" j'ai préféré "Dans la nuit brune". Et puis bien sûr, j'ai une très grande tendresse pour ces romans jeunesses, où l'écriture est souvent plus drôle et malicieuse.