Si l'on connait Camille, on la sait sœur de l'écrivain et poète Paul Claudel et élève remarquable d'Auguste Rodin. Mais Camille est plus encore qu'une belle jeune femme coincée entre deux génies. C'est à part entière une femme de génie pleine d'énergie, de vie, corps et âme toute à la sculpture. Et si assoiffée de liberté. Fort du soutien d'Albert Boucher et de son père, elle sera admise comme élève dans les ateliers de Monsieur Rodin. Là, tout s'enflammera. Une passion naîtra entre Camille et Rodin, le seul homme qui puisse à l'époque - hormis son frère Paul mais sur un autre plan - la comprendre, comprendre tout ce dont elle est capable artistiquement : tant à modeler la terre, le plâtre qu'à tailler la pierre, le marbre ou l'onyx.
Bien évidemment, les références à ses œuvres : La Valse, Clotho, Les Causeuses, Persée, Sakountala, La Prière, La Vague, etc sont présentées. On suit tout le travail de l'artiste pour exprimer de telles œuvres si novatrices pour l'époque. Il ne faut pas oublier que les femmes artistes, raison de plus des sculptrices, sont rares. On ne les admettait dans les ateliers que comme élèves d'un maitre. On sculpte comme on s'adonne à la broderie ou l'aquarelle. Il était inconcevable qu'une femme vive de la vente de ses œuvres. La mère de Camille, l'austère Louise-Athénaïse exprime bien toutes les règles de bienséance que ses enfants doivent suivre pour éviter le qu'en-dira-t-on. De toute façon, Camille était haïe par sa mère, femme jamais consolée de la disparition d'un fils premier né. Deux caractères diamétralement opposés. Le drame couve déjà.
Chaque chapitre commence avec un extrait des lettre de l'asile, une de ces lettres écrites par Camille où elle demande à ce qu'on la sorte de cet enfer, où elle raconte ses conditions d'internement. L'enfer pour Camille est Montdevergues. Chaque lettre est suivie d'un extrait des œuvres de Paul où, ce ne peut être une coïncidence, les mots parlent de Camille, de leur relation fusionnelle.
Tout le talent d'Anne Delbée est d'avoir réussi à rendre plus vivante Camille, à restituer ses conditions de vies, les tensions au sein de la famille, ses relations avec les trois hommes de sa vie : son père Louis-Prosper, son frère Paul et son amant Auguste Rodin. Elle parle aussi de la misère qui touche l'artiste. Elle doit vivre sans ressources, malgré le soutien de quelques proches (Mathias Morhardt, Octave Mirbeau, Eugène Blot, Claude Debussy), mais toujours continuer à travailler pour présenter des œuvres aux salons, seule possibilité pour être reconnue et obtenir des commandes. Sans en faire jamais de trop et toujours en compassion, Anne Delbée donne sa vision de ces êtres tout de passion, d'une époque. C'est plein d'énergie, de rythme, flamboyant. Comme Camille.
Une bête sauvage tant qu'elle n'a pas confiance, mais après, quel trésor de générosité, de tendresse. Si elle vous apprécie, elle vous donnera tout.
Au moment où Camille est touchée à mort par la trahison de Rodin, de l'éloignement de Paul parti trop longtemps en Chine sans l'emmener, la pauvreté et la maladie l'emportent sur sa raison. La mort du père, allié de toujours, le seul à avoir compris sa fille sera l'occasion inespérée pour la mère sous prétexte de folie, de mauvaise tenue selon ses critères rigides, de faire interner sa fille à vie chez les fous. Paul, le frère si aimé ne dira, ne fera rien contre cela. Trente ans de silence pour une femme ayant passé la trentaine. Quel gâchis sans nom ! Et le lecteur de rêver à tout ce que Camille aurait pu créer comme autres merveilles si on lui avait donné les moyens de s'exprimer pleinement ! Un génie née femme et à la mauvaise époque !
Le plus horrible encore est de savoir que ses restes ont fini dans une fosse commune quelque part on ne sait plus où. Il en reste rien de ce génie, de cette femme sinon ses œuvre, ses lettres, les mots de son frère. Et sa légende.
Dédale
Extrait :
Camille brusquement arrêtée, Monsieur Rodin était là. Alfred Boucher légèrement devant lui. Monsieur Rodin est là.
Il a vu la jeune fille aux yeux bandés. Il a vu les deux yeux sombres, dévoilés peu après. Il regarde l'immensité des yeux qui le dévisagent, l'observent, le dessinent. Il contemple l'infini de l'iris. Ses yeux de myope à lui se plissent. Camille trouve qu'il ressemble à un vieux gnome avec sa barbe rousse.
[...]
- Qui a posé ? Monsieur Rodin a une voix étrange, sourde.
"Mon frère, Paul Claudel. Il a quatorze ans maintenant." La voix est rauque, mais incisive.
"Pardonnez-moi, j'ai été surpris par la qualité de votre plâtre. Le profil est net. Je le répète souvent, modelez uniquement les profils. Cela seul compte. Le visage humain n'est pas symétrique."
"Je voulais vous laisser la surprise. On pourrait croire que Mademoiselle Claudel a déjà travaillé avec vous."
Monsieur Rodin regarde Camille. Ainsi, c'est elle ! L'autre soir, dans le salon de Madame Adam, quelqu'un avait prononcé ce nom. Ah ! oui, il se rappelle. C'était une de ces jeunes Anglaises que Madame Adam avait invitées. Monsieur Rodin se rend compte qu'il est précisément en présence de ces jeunes Anglaises. Elles ont éclaté de rire. "Vous n'êtes pas très galant, monsieur Rodin. Nous vous connaissons déjà depuis l'autre soir et vous ne nous saluez même pas ! "
Le pauvre Auguste balbutie, se trouble. Il n'est pas à l'aise en société. Sa voix se place avec difficulté : inflexion grave suivie tout à coup d'une prononciation dentale, accompagnée d'un hochement de tête que sa compagne Rose lui reproche souvent. Il sait qu'il n'est guère séduisant. "Venez voir, monsieur Rodin, ici." Chaque jeune fille réclame ses conseils. Le sculpteur donne des recommandations précises, rapides. Camille l'écoute un peu retrait. Cet homme à l'air gauche, mal assuré, devient sobre et rapide dès qu'il parle sculpteur. Il semble grandi. Une autorité, une énergie insoupçonnées. Les mains montrent, caressent, reprennent la terre mouillée. Soudain, il attrape le crayon et dessine un détail sur un bout de papier. Camille ne détache plus ses yeux des mains du sculpteur. Le buste "puissant"… Jamais elle n'a entendu de pareils conseils. Rien n'est laissé au hasard. Un formidable praticien. Elle a devant elle un admirable artisan, qui reprend, affine, complète la matière. Les indications lui apparaissent lumineuses. C'est de la vie qu'il manie. Il la voit partout et la restitue avec passion, avec force.
Une femme de Anne Delbée - Le livre de poche - 544 pages
Commentaires
mardi 1 mars 2011 à 12h45
Je l'ai lu il y a très longtemps (à sa sortie sans doute) et quel coup de coeur !!
vendredi 4 mars 2011 à 19h49
Un livre passionnant !
Sur la vie de Camille Claudel, à lire impérativement : La main de Rodin de Florence de la Guérivière, qui part du postulat que Camille aurait pu avoir 3 jours de sortie autorisée pendant son internement : superbement écrit et poignant !
http://liliba.canalblog.com/archive...
jeudi 1 août 2013 à 06h29
Je pense qu'a ce moment là, Camille avait besoin de connaître l'usage des outils et des trucs du metier. Quand elle sut tout, elle n'avait plus besoin de Rodin qui, sois dit en passant, au musée Dorsay, nous a laissé une sculpture en plâtre pleine d'erreurs de dessin.
dimanche 18 août 2013 à 12h30
Merci Yaio, par ce commentaire qui fait "remonter" ce billet, cette vie intense de Camille Claudel.
Quant à la qualité des œuvres de Rodin à Orsay, je ne saurai dire. On peut toujours admirer la superbe collection au Musée Rodin, près des Invalides ou bien sa maison-atelier à Meudon. J'ai encore en mémoire son Baiser ou bien sa Danaïde ou bien d'autres encore chefs-d’œuvre. A voir et à revoir.
Quant aux œuvres de Camille, elles sont toutes si bouleversantes, si intenses...