Pour ce qui est du thème, Jauffret poursuit sa plongée dans le couple. Ici, ce sont Tibère et Marjorie qui occupent le centre de l'intrigue. Revenu d'un voyage à Chicago, Tibère apprend de Marjorie qu'elle souhaite mettre fin à leur couple. Non pas parce qu'elle ne l'aime plus, mais au contraire car elle l'aime trop. Et non seulement elle veut arrêter leur relation, mais également prendre possession de leur appartement boulevard Raspail, à Paris.
Tibère, sidéré, refuse de laisser l'appartement, et vivra donc encore quelques jours avec Marjorie. Il apprend alors qu'un des problèmes majeurs dans leur relation est la phobie que Marjorie a des pénis. S'il avait bien vu qu'elle collectionnait les godemichés au pied du lit, il n'avait pas perçu que Marjorie rejetait de manière aussi forte les pénis. Même leur vue lui donne des sueurs froides.
Le cœur de l'ouvrage est donc cette relation complexe entre les deux amants. Mais l'auteur élargit le spectre du roman en faisant intervenir un ministre des Affaires étrangères, attiré par Marjorie. De manière si irrésistible qu'il oublie ses rendez-vous, ne répond pas au président, uniquement pour se promener boulevard Raspail. Cette figure lunaire, qui oublie tout pour se concentrer sur Majorie, est assez novatrice dans la galerie des personnages de Jauffret : on ne ressent pas chez lui la violence ou le cynisme habituel.
D'ailleurs l'ouvrage est beaucoup moins sombre que les précédents. Les situations sont plus cocasses que glauques, et les très nombreuses comparaisons qui ponctuent le récit sont pour beaucoup d'entre elles très bien trouvées. La contrepartie est une répétition systématique de "comme", qui saute aux yeux au bout de quelques centaines de pages.
Pourtant, l'humour noir n'est pas absent. Un des personnages se suicide dans sa cuisine, et le couple Martinet, Galopin et Cruche, voit son plafond s'effondrer en pleine scène d'humiliation. Mais c'est un peu comme si cet aspect du roman et de l'écriture de Jauffret était passé au second plan, car les figures de Tibère, Marjorie ou du ministre prennent finalement le pas. En somme, Tibère et Marjorie constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui ne connaîtraient pas l'œuvre de Régis Jauffret et qui auraient reculé devant la réputation parfois sulfureuse des écrits de l'auteur.
Du même auteur : Asile de fous
Extrait :
Le ministre détestait son bureau du quai d'Orsay. Il avait fait une demande auprès des Monuments historiques, pour qu'on lui accorde le droit de racler tous ces ors, toutes ces fresques, et de bazarder ces vieilles fenêtres pour les remplacer par de larges ouvertures donnant sur des jardins suspendus. Une piscine aurait été la bienvenue au milieu d'une petite forêt de palmiers plantés dans des vasques en terre cuite. Ses homologues en visite auraient pu évacuer leur stress en faisant quelques brasses entre deux discussions sur la troisième guerre mondiale que beaucoup de chefs d'État désiraient secrètement depuis le premier choc pétrolier de 1973, dans l'espoir d'un nouveau partage de Yalta qui permettrait à l'Occident de faire main basse sur toute l'énergie de la planète. Il les emmènerait ensuite déjeuner à l'Élysée, et le Président s'amuserait de leurs cheveux encore humide dont l'odeur de chlore flotterait dans l'atmosphère, supplantant celle du carré d'agneau aux figues rôties et sacquant le bouquet des bourgognes.
Tibère et Marjorie de Régis Jauffret - Éditions du Seuil - 300 pages
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