Nous sommes en Italie des années 90, à Rome, entre le marché proche de la gare de Trémini et la place de la Basilique Saint-Pierre. Josef Winkler nous propose une description minutieuse de ces deux lieux, une Natura Morta, une œuvre picturale en  6 panneaux. Dès la première phrase, on comprend qu'il ne s'agit pas ici de rester à l'extérieur pour admirer une représentation immobile. Le narrateur-observateur entraine immédiatement son lecteur à l'intérieur du tableau par un formidable travelling de l'écriture :

Des pêches blanches et un bouquet de genêt rouge à la main, un vieil homme rattrapa une femme marchant avec difficulté qui, la Cronoca vera fichée entre des légumes frais dans un sac en plastique transparent, boitillait en direction d'une bouche de métro de la stazione Termini, il tendit les fleurs et lança «  Auguri et tante belle cose ! » à la femme qui, surprise, se retourna, le remercia de cette attention et descendit à pas prudents l'escalier du métro, avec son petit sac de pêches.

Pendant près de 90 pages, Josef Winkler détaille tout à outrance tout ce qui est visible : de la couleur d'une boucle d'oreille à l'inscription sur un tee-shirt en passant par l'ordre d'agencement d'un étal. L'adjectif est omniprésent, tout est qualifié, explicité, mis sous la loupe de l'observateur. Les couleurs et les matières s'entre-choquent et s'affrontent en permanence, de même que les sons et les odeurs. Mais ce qui pourrait passer pour un simple inventaire à la Prévert devient sous la plume de Winkler un bijou extraordinaire. Son écriture relève du travail d'orfèvre et la précision de la description anime au lieu de figer et de plomber. Ça sue, ça transpire, ça crie, ça pleure. Le tableau s'extrait des pages, prend du volume et bruisse de toute la vie qui anime ce marché. La caméra se déplace et pénètre plus avant ce marché où tout fourmille : il y a les passants, les marchands, officiels ou clandestins, les voleurs, les mendiants, tous ces être qui courent et s'agitent au milieu des étals de viande, de poisson et de légumes. Et paradoxalement, dans ce lieu où tout bouillonne, on ressent l'omniprésence de la Mort : boucherie, animaux en décomposition, légumes pourris, odeur de cadavre, urine, etc.

Sur la Piazza Vittorio, un macellaio qui avait enfilé sur sa main droite un gant blanc de chirurgien et portait à la main gauche deux larges anneaux en or, et au poignet une montre en or, écarta les côtés d'une tête de mouton écorchée déjà entaillée au couperet, extirpa du crâne la cervelle de l'animal et plaça délicatement les deux moitiés de cervelle sur du papier sulfurisé rose filigrané. Dans l'orbite argenté de l'œil droit - les globes oculaires avaient été jetés sur le tas de déchets de boucherie - marchait une mouche irisée.

Cette omniprésence de la mort et des détritus ne fait que renforcer l'effervescence qui règne sur le marché. Josef Winkler répéte certains motifs inlassablement, comme ces fameuse totoches que l'on arborait au milieu des années 90. Et pourtant, malgré ces retours incessants, rien ne paraît définitif, immuable. Bien au contraire, le tableau qu'il donne à voir est en perpétuelle mutation et l'auteur parvient à créer une tension dramatique saisissante.

Au milieu de cette foule, un garçon se détache. On l'appelle Piccoletto, il est poissonnier, fils de la marchande de figues. Il est le personnage central de la tragédie qui se prépare. Quand son travail est fini, il aime traîner du côté de la place Saint Pierre. La chair des animaux en putréfaction fait alors écho à celle des jeunes touristes qui exposent leurs poitrines au regard des passants et de Piccoletto. On s'expose comme de la barbaque, on se donne à voir, on exsude le désir de sexe et de transgression du sacré. Mais bientôt, Piccoletto doit reprendre son travail. On traverse alors les rues de Rome pour retrouver un décor que l'on croyait déjà connaître. Mais tout a changé à nouveau. La lumière n'est plus la même et tout le travail du peintre est à recommencer. Mais sous la plume de Winkler, c'est un tel enchantement, que l'on en redemande.

En refermant ce livre, je suis restée littéralement émerveillée par ce que je venais de découvrir. Moi qui ne suis habituellement pas une grande admiratrice de la description, je me suis laissée prendre avec enthousiasme dans ce voyage qui met tous les sens en éveil. L'écriture de Josef Winkler est tout simplement somptueuse et il faut souligner l'excellent travail de traduction de Bernard Banoun. Jamais je n'ai ressenti l'immobilité, toujours j'ai été transportée par la grâce et la richesse de la prose de Josef Winkler. Il y a parfois des récits d'à peine 90 pages qui vous nourrissent bien plus et mieux que des pavés de 500 pages.

Laurence

Extrait :

En passant devant une fillette aux cheveux noirs bouclés qui mangeait de la pastèque assise par terre, la tête appuyée contre l'épaule de son père, un prêtre en noir avec un long chapelet tombant de ses hanches regarda dans l'échancrure de son short qui laissait voir un slip rose. Autour d'elle, des pigeons picoraient les pépins foncés que la fillette recrachait dans ses mains avant de les laisser tomber sur le sol. Énervé et pestant de ne pas pouvoir entrer dans Saint-Pierre en culotte courte, un adolescent frappait une bouteille en plastique sur son genou nu, son petit frère qui s'ennuyait soufflait dans une bouteille en plastique et la faisait rouler sur le bitume entre les pigeons qui s'envolaient, et un autre jeune en culotte courte, attendant lui aussi, avait passé autour de ses cuisses nues imberbes la ceinture en véritable peau de serpent qu'il avait ôtée de son short et faisait aller et venir l'ardillon de la boucle argentée dans les œillets du serpents.

Natura Morta
Natura morta de Josef Winkler - Éditions Verdier - 88 pages
Traduit de l'Allemand (Autriche) par Bernard Banoun