Les lance-flammes est donc la suite immédiate du roman précédent, et pour bien saisir ce dont parle le roman, il est indispensable d'avoir lu Les sept fous. Car on y retrouve les personnages hauts en couleurs du premier opus. Et le premier d'entre eux, c'est Erdosain : il vient de se séparer de sa femme, est sous la menace d'une poursuite en justice pour vol dans son entreprise, et se raccroche à la moindre branche qui se présente à lui. Même la plus pourrie qui soit. En l'occurrence, c'est l'Astrologue qui lui propose une porte de sortie, en lui présentant son projet de société révolutionnaire, fondée sur le modèle de développement du Klu Klux Klan et financée par les maisons closes.

Alors que le premier volume se consacrait surtout à Erdosain et sa quête, le récit est ici plus fragmenté, passant beaucoup plus facilement d'un personnage à l'autre. La femme d'Erdosain explique ainsi, dans un long récit, les raisons pour lesquelles elle a décidé de partir. Son mari n'a pas agi sur un coup de tête, mais sa déchéance morale et sociale a des racines bien plus lointaines.

Mais le grand morceau de bravoure de roman est un long dialogue entre l'Astrologue et son Avocat. Dans cet échange, le premier explique au second les raisons de son engagement politique : pour lui, le seul moyen d'implanter la révolution en Argentine est d'amener les militaires au pouvoir. Ceux-ci mettront en œuvre une politique qui créera une forte réprobation et le peuple sera alors prêt à se jeter dans les bras de la révolution pour échapper aux militaires. Alors qu'il n'acceptera jamais la révolution dans un cadre pacifié. Ce coup politique à trois bandes, totalement improbable et irréaliste, est révélateur de la folie qui tient tous ces protagonistes.

L'autre avantage du roman est de donner de l'épaisseur et de la matière à ce qui pouvait être obscur et parfois ésotérique. Les personnalités prennent véritablement corps, les caractères s'affirment. La folie est partout présente chez ces marginaux, folie qui amènera l'auto-destruction de ce qu'ils veulent construire. Mais le plus sidérant est peut-être que ce que décrit Roberto Arlt, dans les années 30, est malheureusement ce qui est arrivé à son pays par la suite : une dictature militaire, avec l'appui des États-Unis, mais à laquelle le mouvement révolutionnaire n'a pas pu apporter d'alternative. Un dytique de romans à l'intrigue folle, aux personnages marginaux et étranges, mais pas si éloignés de la réalité que cela, finalement.

Yohan

Extrait :

Erdosain gémit et se tord les mains. De chaque degré composant le cercle de l'horizon (car il est maintenant le centre du monde) lui parvient une preuve de son infinie petitesse : molécule, atome, électron, et lui, vers les trois cent soixante degrés qui composent le cercle de l'horizon, il envoie son appel angoissé. Quelle âme lui répondra ? Il tâte son front brûlant, regarde autour de lui. Puis il ferme les yeux et en silence répète son appel, attend in instant dans l'espoir d'une réponse et , découragé, presse sa joue sur l'oreiller. Il est absolument seul, parmi trois milliards d'homme et en plein cœur d'une cité. Comme si, soudain, une pente plus rapide avait précipité son âme à l'abîme, il pense qu'il ne serait pas plus seul dans la blanche étendue du pôle. Feux follets dans la tempête, des voix timides répercutent avec les mêmes mots le timbre de sa plainte, de chaque centimètre cube de sa chair tourmentée. Que faire ? Que faut-il faire ?
Il se lève, gagne le seuil du logis, regarde la cour enténébrée, lève la tête et , là-haut, son regard s'insinuant le long des murs, découvre un parallélogramme de porcelaine bleu ciel sertie dans le béton sale.
« C'est ça, la vie des gens, se dit-il. Que faire pour en finir avec un tel enfer ?... »

Les lance-flammes
Les lance-flammes de Roberto Arlt - Éditions Belfond - 384 pages
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Lucien Mercier