Il est des livres qui nous happent dès les premiers mots. Des milliards de tapis de cheveux fait partie de ces rares ouvrages :

Nœud après nœud, jour après jour, une vie durant, les mains de l'exécutant répétaient sans cesse les mêmes gestes, nouant et renouant sans cesse les fins cheveux si fins et si ténus que ses doigts finissaient immanquablement par trembler et ses yeux par faiblir de s'être si intensément concentrés - et pourtant, l'avancée de l'ouvrage était à peine perceptible; une bonne journée de travail avait comme maigre fruit un nouveau fragment de tapis dont la taille approximative n'excédait pas celle d'un ongle.

Avec cette première phrase, Andréas Eschbach nous plonge dans un univers à la fois familier et étrange. Au côté d'Otsvan - le tisseur du premier chapitre - nous découvrons une société qui semble figée depuis des millénaires, organisée selon un fonctionnement féodal. Le futur imaginé par l'auteur marque un brusque retour en arrière, suite à ce que l'on suppose être une attaque nucléaire à l'échelle de l'univers. Hommes et femmes vivent de manière très simple, dans des habitations vétustes et se déplacent pour la plupart, à pied ou à cheval. Pour autant, la communication entre les diverses planètes de l'univers ne semble pas totalement impossible puisque régulièrement les hommes de l'Empereur atterrissent à bord de leurs vaisseaux pour prendre livraison des fameux tapis.

Mais depuis quelques années, une rumeur gronde : l'Empereur, que l'on croyait immortel, aurait été assassiné par des rebelles. Si la rumeur dit vrai, quelle est donc la réelle destination de ce milliards de tapis de cheveux ?

Andreas Eschbach a réussi en quelques 300 pages à créer un univers-monde absolument fascinant, bien plus riche et complexe que la plupart des space-opera. En effet, le romancier a évité ici la caricature du Héros sauvant la galaxie contre le méchant empereur dans un terrible ultime combat réquisitionnant tout ce que l'univers contient de vaisseaux et armes-laser. Vous ne trouverez pas non plus une multitude d'extra-terrestres aux tenues vestimentaires extravagantes. Non, Andreas Eschbach a opté pour une apparente simplicité, en privilégiant l'action de son roman sur cette petite planète qui ne semble connaître aucune technologie. Et pourtant, loin d'être étriqué, son univers-monde ouvre sur une infinité de possibles et de variations, et en refermant l'ouvrage on a envie d'en savoir plus sur l'avant et l'après, ou sur les autres planètes de ce système complexe. Cette capacité à matérialiser un monde et à lui donner sens et cohérence, est la signature d'un grand conteur.

Mais au delà de l'univers qu'Andreas Eschbach a imaginé, il faut souligner la construction narrative, certes déjà éprouvée (notamment par Ray Bradburry) mais parfaitement mise en œuvre ici : chaque chapitre est un récit en soi, une porte d'entrée sur le monde construit par l'auteur. Le lecteur fait donc à chaque fois la découverte de nouveaux personnages, de nouvelles professions, modes de vie, préoccupations, etc. et l'ensemble forme une mosaïque finale époustouflante. Bien sûr, on recroise ça et là certains des personnages présentés dans les précédents chapitres mais il n'y a pas de héros à proprement parler. Nous sommes ici dans la découverte d'un peuple, de l'histoire d'une galaxie et non dans le combat d'un homme.

Andreas Eschbach démontre une fois encore son savoir faire de faiseur d'histoires puisqu'il parvient par deux fois à surprendre le lecteur, quand bien même ce dernier aurait échafaudé mille et un scenarii possibles. Il n'y a rien de plus plaisant que de se faire cueillir, que de réaliser que nos hypothèses étaient infondées et que le romancier nous propose une explication à laquelle nous n'avions même pas pensé.

Enfin, et c'est sans doute le plus important, au-delà du roman de SF, l'auteur nous invite à réfléchir sur le fonctionnement des sociétés totalitaires, sur notre soif de pouvoir, mais plus encore sur notre faculté à nous enfermer nous-mêmes. Dans le récit d'Eschbach, les hommes sont finalement plus effrayés par une liberté inimaginable que par le régime totalitaire imposé par l'empereur. On réalise alors l'incapacité de concevoir une autre vie, d'autres possibles quand depuis des générations, on a été élevé dans la crainte et la soumission. Notre cerveau devient alors notre geôlier le plus fidèle et le plus implacable.

Je ne sais si j'ai réussi à vous convaincre de découvrir ce roman, mais j'ai pour ma part découvert un grand auteur de SF et je suivrai désormais ses publications avec attention.

Laurence

Extrait :

«Depuis quelques temps, des rumeurs étranges circulent ici au sujet de l'Empereur, dit l'un des notables de la ville à Moarkan, dans le brouhaha provoqué autour d'eux par l'ouverture des réjouissances. Peut-être en savez-vous d'avantage ?»
Les yeux de Moarkan, de petits yeux rusés, se plissèrent.
«De quelles rumeurs parlez-vous, monsieur ?
- Il paraît que l'Empereur aurait abdiqué.
- L'Empereur ? Comment l'Empereur pourrait-il abdiquer ? Le soleil pourrait-il briller sans lui ? Les étoiles pourraient-elles continuer de luire dans le ciel ?» Le marchant secoua sa lourde tête. « Pourquoi les vaisseaux impériaux continueraient-ils, comme depuis tant d'années, de m'acheter les tapis de cheveux ? J'ai moi aussi entendu ces rumeurs, mais je n'y ajoute aucune foi.»

Des milliards de tapis de cheveux
Des milliards de tapis de cheveux d'Andreas Eschbach- Éditions J'ai lu - 315 pages
Traduit de l'Allemand par Claire Duval