La Trêve est un récit écrit en 1969, soit bien longtemps après l'holocauste et la libération des camps. C'est la description au plus près des rares survivants (des hommes, des femmes, des adolescents et même de tout petits) au moment de l'arrivée des russes à Binau-Monovitz, leur transfert vers le camp central de Birkenau-Auschwitz. C'est la survie face aux Allemands, à l'arbitraire, les kapos, la faim, le froid, les maladies, les expériences, la sélection pour le crématoire pour un oui, pour un non. Des survivants, tous infiniment marqués au plus profond de leur être.

Nous sentions bien que rien ne pouvait arriver d'assez bon et d'assez pur pour effacer notre passé, que les marques de l'offense resteraient en nous pour toujours, dans le souvenir de ceux qui y avaient assisté, dans les lieux où cela s'était produit et dans les récits que nous en ferions.

Dans son écriture si reconnaissable, Levi ne mentionne que les faits et rien que les faits comme un chimiste ferait de ces événements un rapport, une analyse des trains pris pour on ne sait jamais où, des tours et détours effectués par les convois de rescapés, d'anciens soldats selon l'état des voies de chemin de fer, des décisions plus ou moins compréhensibles des autorités civiles ou miliaires russes. Dire que c'est la grande pagaille est un doux euphémisme ! Tout est aléatoire, précaire, relatif. On part, on ne part plus. On vous nourrit mais pas de ce qui vous aiderait au mieux. Si vous voulez revivre, apaiser votre besoin animal de nourriture, recouvrer une santé, récupérer de fièvres mystérieuses, il vaut mieux être débrouillard ou être bien avec un copain de wagon commerçant dans l'âme. Primo Levi parle objectivement sans jamais juger, toujours avec humanité et émotion. Ses compagnons de voyage ou personnes croisées à différentes étapes sont extraordinaires.

Il parle de son étrange et long voyage de retour, vers l'Italie, vers la vie, pose déjà les bases d'une profonde réflexion sur le pouvoir nazi et son système concentrationnaire, un regard tout aussi lucide sur le système communiste, très aléatoire dans son organisation, mais si plein de son "âme russe", de vie tout court. On n'oublie pas non plus les façons des Américains ou bien ces Allemands croisés dans les ruines de Munich. Eux "étaient sourds, aveugles, muets, retranchés dans leurs ruines comme dans une forteresse d'oubli volontaire, encore forts, encore capables de haine et de mépris, encore prisonniers de l'antique nœud d'orgueil et de faute."

Primo Levi raconte toute cette étrange période de vie avant d'être enfin de retour chez lui en Italie. Il raconte cette trêve avant d'entrer dans un nouvel enfer, rongé par le "poison d'Auschwitz." Car le retour n'est pas si simple : "mais je mis des mois à perdre l'habitude de marcher le regard au sol comme pour chercher quelque chose à manger ou à vite empocher pour l'échanger contre du pain, et j'ai toujours la visite, à des intervalles plus ou moins rapprochés, d'un rêve qui m'épouvante."

Il y aurait tant et tant à dire sur ce texte où pour la première fois Primo Levi œuvre comme un écrivain et non plus uniquement comme un témoin.
Incontournable, indispensable.

Du même auteur : Le système périodique, Feuillets épars

Dédale

Extrait :

Il nous paraissait, à juste titre, que le néant plein de mort dans lequel nous tournoyions depuis dix jours comme des astres éteints avait trouvé un point fixe, un noyau de condensation : quatre hommes armés, mais pas contre nous, quatre messagers de paix, aux visages rudes et puérils sous leurs pesants casques de fourrure.
Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s'ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leurs regards à ce spectacle funèbre. C'était la même honte que nous connaissions bien, celle qui nous accablait après les sélections et chaque fois que nous devions assister ou nous soumettre à un outrage : la honte que les Allemands ignorèrent, celle que le juste éprouve devant la faute commise par autrui, tenaillé par l'idée qu'elle existe, qu'elle ait été introduite irrévocablement dans l'univers des choses existantes et que sa bonne volonté se soit montrée nulle ou insuffisante et totalement inefficace.
C'est pourquoi, pour nous aussi, l'heure de la liberté eut une résonance sérieuse et grave et emplit nos âmes à la fois de joie et d'un douloureux sentiment de pudeur grâce auquel nous aurions voulu laver nos consciences de la laideur qui y régnait  [...] Car, et c'est là le terrible privilège de notre génération et de mon peuple, personne n'a jamais pu, mieux que nous, saisir le caractère indélébile de l'offense qui s'étend comme une épidémie. Il est absurde de penser que la justice humaine l'efface. C'est une source de mal inépuisable : elle brise l'âme et le corps de ses victimes, les anéantit et les rend abjects ; elle rejaillit avec infamie sur les oppresseurs, entretient la haine chez les survivants et prolifère de mille façons, contre la volonté de chacun, sous forme de lâcheté morale, de négation, de lassitude, de renoncement.

La trêve
La trêve de Primo Levi - Le livre de poche - 250 pages