Ce soir-là, Boulette était sortie dans le jardin quand elle surprend un inconnu. Il a l'air aussi effrayé qu'elle, il a faim, il ne parle que quelques mots d'anglais. Il s'appelle Yussef. Mais cela suffit à la jeune fille qui pense immédiatement avoir rencontré l'homme de sa vie. Un homme qui ne l'humilie pas parce qu'elle a quelques kilos en trop, un homme qui ne lui hurle pas dessus et qui l'enlace avec douceur. Boulette n'a pas l'habitude. Boulette se sent tout à coup exister. Il aura donc suffit de quelques minutes dans l'obscurité du jardin pour changer irrémédiablement le cours de sa vie… pour le meilleur et pour le pire.
L'art de la nouvelle est de réussir en à peine quelques pages à créer tout un univers, des personnages palpables, tout en déroulant un scénario qui maintienne le lecteur en haleine jusqu'au point final. Boulette est de cette trempe. Je reste encore surprise de la richesse de ce si court texte. 27 pages seulement et l'impression tenace d'avoir lu un roman dense et intense.
Il y a d'abord cette jeune fille pour qui on ressent un empathie immédiate : Boulette est un étrange mélange de fragilité et de volonté féroce. À sa façon, elle est elle aussi en transit, prisonnière d'une terre qu'elle ne reconnaît plus. Alors que la plupart des phrases sont courtes, incisives, mordantes, Max Obione s'autorise une envolée au milieu du récit : Boulette s'éveille à la sensualité et à l'amour et Max Obione déploie une unique phrase sur plus d'une page pour évoquer cette parenthèse. Loin de tomber dans la mièvrerie sirupeuse, ce passage, d'une grande beauté, s'accorde au souffle des amants, ralentit, accélère, use des mots crus mais jamais sordides, parle de cette relation charnelle à laquelle Yussef et Boulette ont tant besoin de croire.
Mais Max Obione ne raconte pas simplement un Roméo et Juliette de temps modernes. Au-delà de l'histoire de ce couple improbable, il y a cette réalité sordide. Ces anciens communistes qui militent aujourd'hui sans honte pour un parti d'extrême droite ; cette France, terre d'accueil qui traque ses immigrés clandestins ; les biens pensants délateurs ; les passeurs trop contents d'arrondir leurs fins de mois ; etc. Il y a tout ça dans ces 26 petites pages, et plus encore puisque Max Obione parvient à nous surprendre là où on ne l'attendait pas. Car ce n'est finalement pas la chute qui est la plus douloureuse, mais cette petite phrase, perdue au milieu des autres, qui ne paie pas de mine mais qui se révèle si cruelle.
Un très grand texte, un très beau texte.
(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Claude le Nocher, Pierre Faverolle, Yann le Tumelin, Oncle Paul)
Laurence
Extrait :
« You…arab ? s'essaye-t-elle.
- No, Kurd !
- Kurde ?
- Yes, Kurd, of Iraq. »
Guerre, images télé, les bombes, les morts, les explosions.
« Iraq ? Ah, Iraq, oui, You… you want to go in… England ?
Yes. »
Silence. Elle se blottit d'autorité dans ses bras, elle y est bien. Il ne la repousse pas. Les cheveux blonds de la fille dans son visage, il ose, en hésitant un peu :
« I am hungry. »
Il a faim.Elle se détache de lui.
« I come… heu… I come… heu… soo… with you »
Boulette de Max Obione - Éditions Ateliers In8, collection "La porte à côté" - 27 pages
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