La surprise alors va croissante : cette femme encore splendide à la morgue s’avère être la petite bibliothécaire du village, pas même jolie, terriblement insignifiante, au point que personne ne la reconnaît dans la photo de presse prise lors de la découverte de son cadavre. Pourquoi une femme recelant une telle beauté en elle se serait-elle terrée au fin fond de ce petit village, en prenant soin de ne jamais attirer l’attention ? Et pourquoi tuer quelqu’un qui semble aussi peu compter ?
Là où le problème se corse, c’est que le seul témoin du crime est le chat noir du pub derrière lequel a été assassinée la jeune femme.

Richard Jury est un héros récurrent de Martha Grimes, mais c’était la première fois que je faisais sa connaissance. Comme souvent dans la littérature policière, le héros est un type qui joue de malchance dans sa vie personnelle, mais qui sait habilement mener ses enquêtes. Il va tout de même rencontrer quelques difficultés pour celle-ci, puisqu’il doit se plonger dans le monde de la haute-couture qui évidemment lui est totalement étranger. Mais, voilà qui tombe très bien, l’inspecteur local a une femme passionnée de mode qui lui a appris tous les repères que les fashionistas se doivent d’avoir ! C’est très amusant de le voir affirmer, gravement : « elle portait des Jimmy Choo ».
Autour de Jury évoluent plusieurs personnages, dont un dandy, homme libre mais suspecté par Jury d’être un dangereux criminel, adorant « jouer » avec le commissaire, qui ne rêve que de le coincer pour l’envoyer en prison. Il y a aussi Carole-Anne, sa charmante voisine, au style tout particulier :
« Le message était rédigé dans le style inimitable de Carole-Anne. Si l’archange Gabriel avait utilisé le même, le christianisme n’aurait probablement jamais percé. « SW a aplé. IC 2 Hi W di 1 fm 6gnl 10pru a Chess. Ca AV l’air urgent ». » J’    ai tenté de le décrypter mais j’ai vite dû abandonner !
La présence du chat noir lors du meurtre n’a rien d’anecdotique, car Jury se targue de pouvoir communiquer avec les animaux, à sa façon. Ces échanges, si je puis dire, créent des situations cocasses, qui pourront peut-être déplaire aux lecteurs cartésiens ou aux fans de la première heure du commissaire (qui n’avait pas, auparavant, ce petit penchant), mais j’ai trouvé que ça apportait une touche de légèreté à l’ensemble.
L’ambiance en effet est parfois assez tendue : contrairement à ce que l’on peut trouver dans d’autres romans policiers, on n’a pas ici à simplement élucider des meurtres. On apprend à connaître la défunte, à travers sa famille, ses amis ; on découvre le fiancé et sa souffrance ; on tente de comprendre sa « double vie »… Les mortes ne sont absolument pas déshumanisées. C’est aussi ce que j’ai apprécié dans ce roman.

Je ne pense pas que Ce que savait le chat fera date dans l’histoire de la littérature policière, mais les éclairages « mode » et « communication homme-animal » apportent une petite touche originale qui permettent de passer un bon moment.

Kali

Extrait :

La petite fille qui se tenait près de la table de Melrose sans y avoir été invitée était la plus dépenaillée qu’il avait jamais vue. Elle semblait faite de chutes de tissu, une véritable poupée de chiffon. Ses grands yeux brun clair, embués de larmes passées ou à venir, étaient fixés sur lui.
 Qu’attendait-elle de lui ? Il n’était qu’un homme mûr –riche, certes, se rappela-t-il, dans l’hypothèse où elle aurait souhaité une maison dans les Highlands ou à Belgravia, afin d’échapper à ce pub et à ses parents (que Melrose n’avait vus nulle part). Que pouvait-il pour cette enfant tout droit sortie d’un récit de Dickens ? Il l’imaginait volontiers errant à travers les rues étroites de Chesham et faisant la tournée des pubs, portant dans le dos une pancarte sur laquelle on pouvait lire « Orpheline sans logis ».
Tout en se faisant ces réflexions, il avait poursuivi sa lecture – plutôt, il avait fait semblant – tandis que la petite ombre dickensienne continuait à l’observer. Il aurait pu tenter une entrée en matière du style « Bonjour », ou « Tu me regardes comme ça parce… ? » Non, ça n’allait pas. Pourquoi pas « Je m’appelle Melrose Plant. Et toi ? » ? Mais elle lui évita de faire preuve d’imagination en déclarant :
- On a assassiné mon chat.
Interloqué, Melrose cessa de se cacher derrière le Times. Ca ne pouvait pas être la petite fille qui venait de parler. C’était sûrement la vieille femme assise dans un coin devant un formulaire de pari hippique, et qui tendait la main vers son demi. Ou lie vieux type à l’air pas commode, accompagné d’un chien à l’air aussi peu commode, qui occupait une table au centre de la salle.
- Assassiné ou enlevé.
Cette fois, Melrose fut bien obligé de lui prêter attention.
- Tu veux dire que ton chat est mort ?
Elle secoua la tête, agitant sa chevelure châtain terne.
- On l’a assassiné.
- C’est affreux. Comment est-ce arrivé ?
Trop heureuse d’avoir trouvé un auditoire, elle expliqua :
- Peut-être que Sally l’a emmené à l’hôpital des chats, et là…
Elle fit le geste de planter une seringue dans le bras de Melrose, enfonçant un doigt minuscule dans la manche de sa veste, puis elle recula.
La salle du Black Cat était vide de clients, à l’exception de Melrose, de la vieille parieuse, de l’homme à l’air revêche et de son chien, mais il était à peine onze heures. Melrose avait trouvé cette absence de compagnie – et de complication – suprêmement reposante, jusqu’à ce que la gamine jette son chat mort sur la table.
- Dans ce cas, il ne s’agit pas vraiment d’un meurtre, remarqua-t-il d’un air supérieur.
- Si on vous en faisait autant, vous ne seriez pas de cet avis.

Ce que savait le chat
Ce que savait le chat de Martha Grimes - Éditions Presse de la Cité - 384 pages
Traduit de l'anglais par Nathalie Serval