1984 est sans aucun doute la dystopie la plus connue et la plus effrayante. Composée de trois actes, elle décrit pour commencer le quotidien d'un employé du Parti Extérieur : l'omniprésence des télécrans, la double pensée, l'impossibilité de s'accrocher à un passé sans cesse ré-écrit, la délation permanente, les disparitions, la Police de la Pensée, etc.

Dans les provinces de l'Océania, la société est divisée en 3 castes : les prolétaires, tout en bas de l'échelle, les membres du Parti Extérieur et ceux du Parti Intérieur. Le sexe – ou pire l'amour -  est prohibé (à peine toléré pour les nécessités de la reproduction), le langage et les expressions du visages sans cesse contrôlés par les télécrans et la Police de la Pensée. Nul ne peut s'autoriser une émotion qui ne soit conforme à la bienséance, et les Deux Minutes de Haine quotidiennes sont là pour juguler les pulsions de violence et de frustration : sur un écran géant, l'ennemi public numéro 1 est lâché à la vindicte populaire ; tous crient, hurlent, crachent au visage de cet être honni et détesté, avant de retourner bien sagement à leur occupations.

On a beaucoup reparlé de ce roman, il y a une dizaine d'années, avec l'apparition des télés-réalités. Si on retrouve effectivement la présence continuelle de ces caméras sous lesquelles évoluent les habitants de Londres, et le fameux « Big Brother vous regarde », ce n'est pourtant pas cet aspect-là qui retient le plus l'attention. Au-delà de la télé-surveillance permanente, l'impossibilité du souvenir me semble bien plus effrayante. Winston Smith travaille donc pour le Ministère de la Vérité. Il doit chaque jour modifier des articles de presse pour que le passé devienne conforme au présent.

Aucune opinion, aucune information ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L'Histoire toute entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c'était nécessaire. Le changement effectué, il n'aurait été possible en aucun cas de prouver qu'il y avait eu falsification.

Comment vivre dans une société qui efface ses propres racines ? Comment se révolter quand tous les outils de comparaison vous sont enlevés ? Comment ne pas croire les autorités quand elles vous disent que cette société-là est bien plus heureuse que celles du passé ? D'autant plus quand les mots eux-mêmes échappent à votre contrôle.
Car le parti de Big Brother est fondé sur la duplicité du langage et les oxymorons. Ainsi, le Ministère de la Vérité se charge de falsifier le passé ; le Ministère de l'Amour de torturer les dissidents ; celui de la Paix de diriger les opérations militaires contre l'Estasia et l'Eurasia ; quant au Ministère de l'Abondance, il entretient la disette et le rationnement. Les slogans du Parti mettent en avant cette trahison du langage :

La guerre c'est la paix
La liberté c'est l'esclavage
L'ignorance c'est la force

Le parti (l'Angsoc – socialisme anglais) a même créé une nouvelle langue (novlang), plus conforme à ses attentes, construit sur la double-pensée. En effet, si le Parti modifie le passé, il faut alors oublier l'existence de ce passé, et même oublier que l'on a oublié l'existence de ce passé.

Mais revenons à Winston Smith. Dès le début du roman, il doute, s'interroge, pire, se souvient. La première partie de roman montre donc cet homme qui malgré lui ouvre les yeux et cherche à comprendre pourquoi le parti agit ainsi. Dans la seconde partie, sa rencontre avec la belle Julia va le précipiter définitivement dans la clandestinité mais va également lui permettre de trouver des réponses. C'est également dans cet acte que George Orwell pose les grands principes du Collectivisme oligarchique. Plus théorique, cette partie n'en est pas moins intéressante et pose un regard très lucide sur la course au pouvoir et sur les contradictions de nos dirigeants actuels.

Le dernier acte met en scène la barbarie de la torture et le lavage de cerveau. Arrêté par la Police de la Pensée et soumis aux pires violences, Winston Smith finira par admettre que 2+2=5 juste après avoir trahi celle qu'il aime. Mais cette abjuration de la logique et de l'amour ne peut suffire au Parti. Winston Smith survivra donc jusqu'au jour où il aimera sincèrement et sans retenu Big Brother.

Est-il encore besoin de précisé, que ce roman, publié en 1949, fait clairement référence au stalinisme et aux divers régimes totalitaires de ce milieu du xxe siècle, sans être pour autant, une ode au capitalisme, loin s'en faut. George Orwell, s'il craignait effectivement les dérives du communisme, resta jusqu'à la fin de ses jour un socialiste convaincu.

60 ans après sa publication et quelques 30 ans après l'année fatidique de 1984, ce roman qui se déroule maintenant dans notre passé, reste un très grand roman d'anticipation. Sur un registre très différent du Meilleur des mondes (1931) de Aldous Huxley ou de Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, il montre une fois encore que ce début de xxe siècle, très agité d'un point de vue géo-politique et économique, a donné naissance aux meilleures dystopies de la littérature.

(D'autres avis, ailleurs dans la blogosphère : Karine:), Pitou, Hélène, Kali, Cachou, Valeriane)

Laurence

Extrait :

Le changement du passé est nécessaire pour deux raisons dont l'une est subsidiaire et, pour ainsi dire préventive. Le membre du Parti, comme le prolétaire, tolère les conditions présentes en partie parce qu'il n'a pas de terme de comparaison. Il doit être coupé du passé, exactement comme il doit être coupé d'avec les pays étrangers car il est nécessaire qu'il croie vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles vivaient ses ancêtres et qu'il pense que le niveau moyen du confort matériel s'élève constamment.
Mais la plus importante raison qu'a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce n'est pas seulement pour montrer que les prédictions du Parti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et rapports de toutes sortes doivent être constamment remaniés selon les besoins du jour. C'est aussi que le Parti ne peut admettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Changer de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse.

1984
1984 de George Orwell - Éditions Folio - 408 pages
Traduit de l'Anglais par Amélie Audiberti