La narratrice est une provinciale qui vit seule à Paris, près de la rue Monge. Elle vient de Nantes où Philippe, son homme, l’a quittée pour une autre. Elle a pour confidente sa collègue Maryse, une femme seule elle aussi qui tente de séduire quelqu’un. Et elle a une mère qui se meurt d’un cancer à Paris et une tante qui tente de s’occuper d’elle malgré tout.

Notre narratrice travaille dans une compagnie d’assurance, la société Prudence, où elle se trouve à démêler un litige dont elle s’acquitte mal.
Un jour elle rencontre une homme à la cafétéria de l’entreprise, un homme qui dit vouloir la revoir. Or, une femme vient d'être sauvagement assassinée dans le quartier. Puis une autre, quelques jours après, à l'intérieur du Jardin des Plantes. Tout homme, désormais, devient suspect, par sa banalité même. Nouveau meurtre encore plus près de chez elle, rue Censier : le tueur en série opère dans ce périmètre restreint…

Dans la pénombre pourtant des yeux veillent. « Regarder, c’est une chose que je savais faire, la seule chose peut-être que je faisais bien. » Notre narratrice est persuadée que des êtres vivants ont vu agir le tueur, mais ce ne sont que d’exotiques marsupiaux incapables de communiquer avec l’espèce humaine …

Dominique Barbéris excelle à nous raconter la vie moderne avec sa solitude vertigineuse, son monde du travail déshumanisé et ce climat si propice à « se faire des histoires ». Car en fait il ne se passe pas grand-chose dans cette fausse intrigue policière, si ce n’est dans la tête de la narratrice. C’est là que se joue le drame, comme dans toutes ces vies où l’on « s’imagine des choses » faute d’intérêt trouvé à la vie de tous les jours. Au fond est-elle « traquée ou détraquée » ? C’est au lecteur de faire son choix.
 « Moi je n’avais rien » dit-elle, « je souffrais à ma façon obstinée et discrète. Comme je regarde, comme je respire, comme j’écoute. J’étais passive comme les choses ».

Dominique Barbéris a une écriture enlevée, efficace, qui donne aux petits détails, aux personnages secondaires, la présence, le naturel et le mystère de la vie Avec une grande finesse, Dominique Barbéris nous a embarqué dans une intrigue qui n’en est pas vraiment une, car elle n’est pas la finalité de ce roman. « On passe sa vie à redouter la violence du monde extérieur » dit la narratrice, « et on s’aperçoit qu’elle est en nous pour finir ». Ce roman à l’écriture douce-amère nous le rappelle.

Alice-Ange

Extrait :

Je revoyais aussi les kangourous.
 Ils ne regardaient pas en face — une manie qu'ils ont de se présenter de profil, comme les lapins. Je n'en avais jamais vu d'aussi près. Je ne savais pas de quel animal les rapprocher; ils avaient des oreilles écartées, des yeux sombres et inquiets, moins veloutés que ceux des biches ; leur museau était plus ingrat et plus court.
En fait, c'était à l'homme qu'ils faisaient penser davantage (je me le suis dit tout à coup). On aurait dit qu'ils n'osaient pas me regarder. (C'était curieux parce que je m'étais tenue devant eux ; je les avais observés à travers les trous du grillage.) Et tout à coup je me suis dit qu'ils n'avaient pas non plus dû regardé le meurtrier en face ; mais certainement , ils l'avaient vu. Aussi nettement qu'ils me voyaient. Le crime s'est passé tout près. Ils avaient entendu les cris. Ils étaient prudemment restés posés sur leur pelouse, un peu maladifs et tremblants. Lorsque la femme avait crié, ils n'avaient pas dû bouger davantage. Mais ils sentaient ; avec ce flair des animaux, ils avaient bien senti qu'il se passait quelque chose de contre-nature. Et ils se cachaient le museau. Et depuis, ils restaient assis dans cette position tellement inconfortable, ils n'osaient pas nous regarder, leurs mains d'infirmes pressées contre leur ventre, dans le geste impuissant que font certains vieillards quand ils se rappellent le passé.

Kangourous
Les Kangourous de Muriel Barbéris - Éditions Gallimard, collection L'Arpenteur - 162 pages