Gil n’ayant pas retrouvé la trace d’Imogen, elle décide donc un jour d’enclencher le magnétophone en compagnie de ses deux filles, Catharine et Élisabeth. Commence alors un long récit à travers la voix enregistrée de Rosamond : récit d’une vie sur trois générations, car si Rosamond elle-même n’a pas eu d’enfant – elle a vécu avec deux compagnes successives – elle était très liée avec sa cousine Béatrix, qui elle-même engendra Thé, qui donna naissance à Imogen…
Tout le talent de Jonathan Coe tient dans son procédé littéraire : il imagine que Rosamond a sélectionné vingt photos, vingt clichés qui viennent ponctuer une vie parfois douloureuse, parfois gaie, Rosamond tour à tour témoin et actrice dans la vie de Béatrix, une fille délaissée par sa mère – qui lui préfère son chien Bonaparte ! - , et dont le destin va se transmettre de mère en fille sur trois générations. Le désamour maternel est-il en effet transmissible ?
« Il me paraît essentiel de ne pas sous-estimer ce qu'on doit ressentir quand on se sait mal-aimé par sa mère. Par sa mère, celle qui vous a donné le jour ! C'est un sentiment qui ronge toute estime de soi et détruit les fondements mêmes d'un être. Après ça, il est difficile de devenir une personne à part entière. » dit la voix de Rosamond.
Vingt clichés – vingt stations ? - où s’égrènent un repas sinistre de Noël, une remise de diplômes contrariée, une soirée au bord d’un lac en Auvergne, un chien qui s’enfuit dans la rue et qui crée une catastrophe. Des photos qu’Imogen ne pourra plus jamais voir, étant devenue aveugle suite à un drame qu’on découvrira, mais une description minutieuse par le truchement de la voix de Rosamond qui nous les rend d’autant plus vivantes.
L’auteur de Testament à l’anglaise ou de Bienvenue au club et Le Cercle fermé réussit magistralement à nous livrer un récit poignant, à signer un mélodrame tantôt mélancolique tantôt nostalgique, mais sans doute son livre le plus grave, le plus poignant et le plus abouti dans la forme.
Tout l'art de ce roman tient en effet dans l'adéquation parfaite, quoique paradoxale, entre sa forme rigoureuse, pour ne pas dire rigide, et le souffle sentimental qui l'anime de bout en bout. Mais la forme elle-même évite tout pathos : pas le temps de s’attendrir sur le parcours forcément désastreux de Théa, la fille de Béatrix, et sa rédemption finale par exemple : les cassettes défilent…
Le grand romancier britannique nous donne donc un récit douloureux mais nécessaire, qui pose la question du sens de la vie, comme Gil se la pose en éteignant le magnétophone, où les dernières phrases de Rosamond résonnent encore comme un adieu à cette jeune Imogen :
Tout ce qui a abouti à toi était injuste. Donc, tu n'aurais pas dû naître. Mais tout chez toi est absolument juste : il fallait que tu naisses. Tu étais inévitable.
Du même auteur : La maison du sommeil
Alice-Ange
Extrait :
Je suis partie les rejoindre, mais Rebecca ne s’est pas retournée en entendant mes pas sur les galets. La main en visière, elle regardait les montagnes en disant : « Regarde ces nuages. Il va y avoir de la pluie et de l’orage, s’ils viennent par ici. » Théa a entendu sa remarque : elle était très attentive au moindre changement d’humeur – j’étais chaque fois surprise de constater à quel point c’était une enfant sensible, en phase avec les émotions des adultes. Du coup elle a demandé : « C’est pour ça que tu as l’air triste ? » - Triste ? Moi ? a répondu Rebecca en se tournant vers elle. Non, ça ne me dérange pas, la pluie d’été. En fait, j’aime bien ça. C’est ma pluie préférée. – Ta pluie préférée ??? « Je revois Théa fronçant les sourcils en méditant ces paroles, et puis elle a proclamé : « Eh bien moi, j’aime la pluie avant qu’elle tombe ».
[…] Au bout de quelques instants, elle m’a regardée avec pitié en secouant la tête, comme si c’était éprouvant pour elle de discuter de ces matières avec quelqu’un d’aussi obtus. « Bien sûr que ça n’existe pas, elle a dit. C’est bien pour ça que c’est ma préférée. Une chose n’a pas besoin d’exister pour rendre les gens heureux, pas vrai ? »
La pluie, avant qu'elle tombe de Jonathan Coe - Éditions Folio - 267 pages
Traduit de l'anglais par Serge Chaumin et Djamila Chauvin
Commentaires
lundi 2 mai 2011 à 17h39
Ce roman est depuis un certain temps sur ma liste, mais je vois maintenant qu'il est urgent que je le lise. Ton billet fait vraiment envie !
lundi 2 mai 2011 à 18h57
Un roman que j'ai moi aussi beaucoup aimé.
lundi 2 mai 2011 à 19h50
comme Rose ce livre attend dans ma PAL .je crois que son purgatoire va bientot prendre fin .merci Alice-Ange pour ce billet
lundi 2 mai 2011 à 20h02
Merci à toutes.
Sylvaine et Rose : précipitez vous sur ce livre, il est poignant !
Liliba je te rejoins, ce livre est vraiment très réussi
mardi 3 mai 2011 à 17h21
Ce livre est sur ma table de chevet depuis plus d'un an, et je trouve toujours autre chose à lire...comme les lectrices qui m'ont précédée,il va falloir que je me décide,car ton billet m'y incite vivement!
mardi 3 mai 2011 à 19h27
Oui Marimile n'hésite pas tu vas être emballée. N'hésite pas à poster un commentaire post-lecture
mardi 10 mai 2011 à 10h21
C'est vrai, ce livre est poignant. La forme est étonnante et le ton toujours juste. Rosamond raconte ces vies souvent tragiques d'une voix qui nous les rend proches et réelles. Un très beau moment de lecture.
Merci Alice-Ange de m'avoir poussée à extirper ce livre de ma pile.
mercredi 11 mai 2011 à 16h41
Heureuse Rose que ce livre t'ait emporté. C'est vrai qu'on a l'impression de dévider les cassettes de Rosamond en même temps que Gil et ses filles. Et en le refermant, on a l'impression d'avoir rencontré cette Rosamond et les trois générations qui la traversent, y compris cette petite Théa, et le pluie qu'elle aime, avant même qu'elle ne soit tombée ...
mercredi 11 mai 2011 à 23h28
un vrai bonheur de lecture! Merci à toi Alice -Ange .j'ai enfin lu un livre de ma Pal mais quel livre!
jeudi 12 mai 2011 à 09h06
Je ne sais pas ce que c'est que ta pal (peut-être ta pile ?) mais je suis ravie Sylvaine que tu aies pu partager ce plaisir de lecture
jeudi 12 mai 2011 à 10h27
la PAL c'est la pile de livres à lire qui nous attend... Livres qu'on a achetés, prêts, cadeaux... plus on blogue, plus elle devient énorme, en général...
jeudi 12 mai 2011 à 11h07
Ah merci Liliba pour cette explication, je ne connaissais pas l'expression mais maintenant, oui, je visualise très bien ce que peut être une PAL sur la table de nuit ...
jeudi 12 mai 2011 à 11h25
ouh là là, sur la table de nuit, impossible !!!! la mienne fait à peu près 200 bouquins !!!!! répartis en deux étagères : la PAL dure, livres achetés ou offerts depuis longtemps, et la PAL urgente : prêts, livres voyageurs ou partenariats éditeurs à lire en urgence !!!
dimanche 25 septembre 2011 à 09h35
Ce livre est en effet totalement prenant, et il fascine, sans doute autant à la fois par l'humanité du personnage de Rosamond (l'humanité des gens un peu borderline dont on découvre qu'ils ne rentrent pas totalement dans les cases, malgré leurs efforts constants pour que ça ne se voie pas) et par la démonstration du destin qui se réalise immuablement de génération en génération (et la démonstration est suffisamment subtile pour qu'on y adhère.
Par ailleurs, le fil rouge de la photo est très intéressant, il permet un récit puzzle où tout s'ajuste pour nous au fur et à mesure - et c'est vrai que Coe est assez virtuose. J'ai préféré de loin ce livre-là à La vie très privée de Mr Sim, que j'avais lu juste avant, qui est pourtant un bon livre aussi. Ton commentaire est réussi et donne envie de lire, en tout cas !
dimanche 25 septembre 2011 à 12h39
Merci Lili Tango, ton commentaire est très juste sur l'utilisation de la photo, qui rappelle aussi "les années" de Annie Ernaux sur son principe. Quant à "la vie très privée de Mr Sim", c'est dans un autre registre, plus humour noir et grinçant avec ce regard porté sur notre société qui laisse de côté bon nombre de gens qui "ne sont pas dans le coup" : mais cela fera prochainement l'objet d'un billet, à n'en pas douter.