À l’origine, un tableau, une image qui dit tout le livre : on y voit une femme, à la poitrine nue et, derrière elle, une enfilade de portes entrebâillées. Le titre était Anniversaire et le tableau est de Dorothea Tanning. Tout est dit déjà et Annie Ernaux va pousser ses portes entrouvertes les unes après les autres.

Les Années se sont de multiples thèmes abordés à travers le temps qui passe, un temps qui relie celui de l’immédiate après-guerre à la veille de l’élection présidentielle de Nicolas Sarkozy. Entre les deux, 12 images (qu’on ne verra pas) mais qui seront les marqueurs d’une époque – de Annie Ernaux bébé, à Annie Ernaux en « femme mûre » en passant par la jeune fille studieuse, l’étudiante, l’épouse, la mère de famille, la professeure, l’amante et – bien que ne parlant pas de ses propres livres – la figure de « l’écrivain ». C’est peut-être cela, la clef de ce livre, on y parle de tout de façon distanciée par ce « on » indéfini, et en même temps il y est profondément question d’écriture et de la vie en écriture.

De la fin du système des Trente Glorieuses et début d’une époque de profonde récession à un Mai 68 qu’« on » vit un peu par procuration parce qu’on ne saisit pas forcément l’importance historique pendant les événements, toute la grande Histoire défile au travers de la petite : c’est une porte qu’ « on » ouvre sur une libéralisation et qui se referme rapidement, un Mai 81 plus tard qui évoque Mai 68 mais qui n’évite pas la déception, l’omniprésence de la société de marché et de son corollaire la société de consommation qui déforme tout… ce livre est riche en réflexions sur les 60 dernières années.
Mais le sentiment dominant chez Annie Ernaux est un sentiment de ravage et de dégât devant les nouvelles habitudes : Internet et l’éblouissante transformation du monde en discours, la société de consommation qui a donné à la liberté le visage d’un centre commercial, d’hypermarchés croulant sous l’abondance, les médias qui prennent en charge le processus de mémoire et d’oubli…La suite n’est pas écrite, parce que le livre s’arrête juste avant la clôture de la tragédie que Annie Ernaux enseignait à ses élèves mais cette époque ne peut que déboucher sur l’élection de Nicolas Sarkozy, incarnant tous les travers de la société qu’elle a vu changer en quelques décennies.

Annie Ernaux, une auteure centrée sur la mémoire, pose donc la question finale, la question de toute une vie, à tel point qu’on peut se demander si ce sera là son dernier livre, la question de ce qui survit lorsqu’ « on » a disparu. Difficile effectivement de mettre un point final à un ouvrage aussi dense. Y mettre un terme n’est-il pas une façon de fermer la porte à une vie d’écrivain ?
En tout cas Annie Ernaux a choisi de clore son récit sur un dernier « repas de famille », un rite qui berce toutes les années, depuis la toute petite enfance où l’on évoque ceux qui ont disparu pendant la Guerre, jusqu’à sa vie de grand-mère qui réunit quand même tout le monde à Noël en sacrifiant au rite commercial qu’elle déteste désormais. Mais peut-être les rites sont-ils plus forts que tout, assurant le passage d’une génération à l’autre, permettant à des enfants et bientôt à des petits-enfants de poursuivre le récit entrepris.

Que se passera-t-il une fois qu’elle sera morte ? Où iront toutes ces images qu’elle garde en elle avant que sa mémoire défaille ? Ce livre des Années permet de sans doute sauver ce qui peut encore l’être. Des petits riens qui témoignent d’une époque de profonde transformation. Et qui permettent – peut-être – de Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.

Du même auteur :
La Place, L'autre fille, Retour à Yvetot

Alice-Ange

Extrait :

La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent – les raccorder de proche en proche à d’autres, s’efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaire sur les événements et les objets, prélevées dans la masse des discours flottant, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui – pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire.

Ce ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour y retrouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes et du sujet, qu’elle a connus  et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront connu sa petite-fille et tous les vivants en 2070. Traquer des sensations déjà là, encore sans nom, comme celle qui la fait écrire.

Les années
Les années de Annie Ernaux - Éditions Folio - 253 pages