Magistralement écrit, la Grande Beune est une tragédie. Tous les ingrédients y sont réunis : unité de lieu – un village rural de Dordogne, qui domine une rivière puissante – unité de temps – quelques mois après l’arrivée du narrateur – et surtout quelques personnages campés au fusain.

Les personnages ? Le narrateur, jeune instituteur fraîchement émoulu dont c’est le premier poste, une femme – la belle buraliste à la sensualité à fleur de peau – qui provoque le désir instantané du narrateur, et l’homme qui la possède et la maltraite.

Notre jeune instituteur donc, arrive dans le village où il est affecté, Castelnau, entre Brive et Périgueux. Il loge Chez Hélène, l’unique hôtel du village sur la lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune, la grande. Il faudrait tout citer chez Michon, le portrait qu’il fait de l’auberge et de son aubergiste Hélène était vieille et massive comme la Sibylle de Cumes, comme elle réfléchie, et de même attifée de belles guenilles, coiffée d’un fichu roulé ; son gras bras à la manche relevée essuyait la table devant moi ; ces gestes humbles rayonnaient d’orgueil, d’une pose silencieuse : je me demandai quelle aventure l’avait mise à la tête de cette taverne rouge sur quoi régnait au-dessus d’elle un renard., mais aussi celui de « Jean le Pécheur », le fils d’Hélène, qui attrape les carpes au lancer…

Notre jeune instituteur va découvrir le petit monde du village de Castelnau, ses élèves :

J’apprenais à les nommer, à les reconnaître, courant sous la pluie vers le trou venteux des préaux, pendant les récréations, tandis que derrière les hautes fenêtres je les observais, et puis tout à coup, je ne les voyais plus, rencognés sous un auvent, derrière le corps multiple et cavalier de la pluie.

Mais surtout dans ce petit monde de Castelnau il y a celle qui va occuper toutes ses pensées :

Je laissais là les cailloux, leurs messes basses, je m’asseyais au bureau, j’étendais les jambes. Je m’adonnais à une autre table dévotion, à une autre violence. Je pensais à la buraliste.

S’en suit un portrait magnifique de la belle toute en sensualité, telle qu’elle lui apparaît la première fois, dans le paysage violent qui l’entoure : La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte. Mais le désir qu’elle suscite en lui est sans espoir : j’étais joli garçon pourtant, sans aucun doute aimable, et ce qui me poussait au ventre était bien suffisant pour la convaincre – ou l’aurait été plutôt, on l’apprendra, si son cœur comme on dit n’avait pas été pris.

Le désir donc, voilà ce que Pierre Michon décrit brillamment.
Le désir qu’il éprouve pour la belle, le désir qu’elle éprouve pour un autre. Jeanjean, l’amant, vit à l’écart au pied de la falaise qui ourle la Beune, il est « le mâle » du livre. Yvonne la buraliste traverse les champs et les bois, quelque soit le temps, sur ses talons, sur son « trente-et-un » pour retrouver son amant coûte que coûte, au mépris du qu’en-dira-t-on. Et le narrateur assiste impuissant à ses allers et retours, à ses passages éclairs qui lui chavirent la tête et le reste.
La belle et sensuelle buraliste rentre et passe devant lui, fière et sans honte, marquée des coups que lui a porté son amant :

Les lèvres en plaies et les yeux mâchés, les escarpins terreux, et parfois la grande trace, le trait de miel noir, le cassis enflé dans l’orgeat.

Et puis, partout, il y a le paysage de Dordogne et ses descriptions magnifiques. Il sait comme aucun autre auteur d’aujourd’hui (sauf peut-être son confrère Pierre Bergounioux ?) parler de rivières –  La Beune très haute atteignait presque le chemin qui s’élargissait devant la maison, le noyait un peu plus bas ; elle était boueuse, affairée, mangeait le long de ses rives des restes de glaçons pendus, des guenilles restées là des grands froids , de grottes et des temps anciens où nos ancêtres venaient tapisser les murs de peintures rupestres :

Les hommes descendaient dans les grottes et faisaient des peintures. Pas tous les hommes : ceux-là seulement qui avaient la main plus déliée, l’esprit plus prompt ou contourné, les cœurs célibataires qui allaient la nuit chercher sens dans les flaques des Beune, ne l’y trouvaient pas et ramenaient à la place des pierres opaques qui font sens, des mots et des combinaisons de pierres et de mots qui font sens, et de ces combinaisons du pouvoir.

Pierre Michon est un styliste. Son style est limpide et impétueux, fluide et dense, à l’image de ses paysages escarpés qu’il connaît très bien. Sa prose est si dense que lorsqu’on referme ces 88 pages on a l’impression d’avoir lu un puissant roman de 500 pages.
Et qui souligne, pour terminer, nos efforts désuets à faire l’Histoire, alors que nos petits travers ne sont que dérisoires au regard du temps et de la nature qui triomphe : Et enfin nous dormions tous, la Beune continuait.

Alice-Ange

Du même auteur : Les Onze (chronique en 5 épisodes), Rimbaud le fils

Extrait :

Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément par leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte.

La grande Beune
La Grande Beune
de Pierre Michon - Éditions Verdier - 88 pages