Le bruit et la fureur, au titre inspiré d'un vers de Macbeth, pièce de William Shakespeare, est la narration des désordres de l'esprit, des turbulentes relations pleines de violences, des désirs et des frustrations des Compson, une vieille famille aristocratique ruinée par la guerre de Sécession, déboires économiques et plus certainement par les vices internes comme l'alcool, la jalousie, les haines ou esprits fragiles.
Dans la famille Compson, vous avez Jason le père, alcoolique notoire, très imbu de son ancien statut d'aristocrate, sa femme Caroline née Bascomb, éternelle pleureuse, toujours à s'inquiéter inutilement de tout et de tous sans jamais prendre de décisions. Puis viennent leur fille, Candace ou Caddy et leurs trois fils : Quentin, Jason et Maury (que l'on appellera plus tard Benjamin ou Benjy après son attaque sur une petite écolière. Il ne fallait pas par cet acte qu'il souille le nom de son oncle Maury Bascomb). On n'oubliera pas Quentin, la fille de Candace.
Pour la domesticité nègre, vous trouvez Dilsey et son mari Roskus, leurs enfants : Versh, T.P et Frony. Cette dernière a un fils prénommé Luster à qui on confie très souvent la garde de Benjy.
Si le thème de ce roman est des plus simples : les déchirements violents secouant une famille sur trois générations de blancs entourée de trois générations de « nègres », la construction de la narration, le style si particulier utilisé par Faulkner est des plus déstabilisante. En effet, il ne se contente pas de nous conter en plusieurs parties comme autant de points de vue par trois personnes différentes des mêmes événements : celui de Benjy l'idiot de la famille, de Quentin, étudiant mélancolique à Harvard, Jason le troisième frère plein de rancœur et de haine pour sa fratrie. La dernière partie donne un point de vue plus général, plus proche de la douce Disley, vieille négresse connaissant tout de cette famille en éternelle effervescence.
En formidable compositeur, W. Faulkner organise ses thèmes en un grand maelström. On y trouvera des visites au cimetière, la castration de Benjy, l'inconduite de Candace, l'alcoolisme du père et même de l'oncle, la brutalité féroce de Jason arc-bouté sur ses frustrations, sa haine pour sa sœur Caddy, les sorties nocturnes de Quentin la petite-fille, la dépression de Quentin, l'oncle et son amour incestueux pour Caddy.
Dans toute cette violence exprimée de multiples façons, pour ne pas chavirer on s'accrochera à la bonne et douce Dilsey. Vieille cuisinière, nounou des enfants blancs, grand-mère de Luster, cette femme superbe semble être la seule personne à avoir encore les pieds sur terre. Dotée d'un cœur d'or, elle ne juge jamais, tente avec son bon sens primitif à tenir la maison Compson vaille que vaille, l'empêche autant que possible de couler totalement, offre coûte que coûte à chaque enfant un peu d'attention, d'amour, ce que ne pense pas à faire Mr Jason et Miss Ca'oline ou bien pas de la meilleure façon.
Ce roman n'est pas une lecture pour les transports quotidiens, tant il nécessite une très grande attention, concentration. Car on peut facilement se perdre dans les noms des personnages (deux Jason et deux Quentin voire même deux Maury), les récits plein ellipses parfois sans aucune ponctuation, de flash-backs sans liens ou si, comme dans le récit de Benjy, des associations si tenues entre les émotions brutes ressenties par ce grand enfant. Aucune chronologie passée comme future n'est suivie. On pourrait croire que tout est mélangé, les idées, les personnages et leurs pensées jetés là comme ils viennent sous la plume de l'auteur mais il n'en est rien. Tout est extrêmement bien organisé, posé. On s'en rend peu à peu compte au fil de la lecture. Rien n'est laissé au hasard. Et c'est ce qui surprend, provoque un état de stupeur devant la prouesse.
Un extraordinaire et époustouflant exercice de haute-voltige au milieu de toutes ces âmes tourmentées.
Dédale
Du même auteur : Sanctuaire, Tandis que j'agonise
Extrait :
Le tram s'approcha, s'arrêta. Le carillon sonnait toujours la demie. J'y montai et il repartit effaçant la demie. Non : moins le quart. Ça ne fera jamais que dix minutes, du reste. Quitter Harvard le rêve de ta mère vendu le pré de Benjy pour qu'ai-je fait pour mériter des enfants pareils Benjamin était un châtiment suffisant et elle maintenant sans la moindre considération pour moi sa propre mère j'ai souffert pour elle rêvé fait des plans des sacrifices je suis descendue dans la vallée et malgré cela jamais depuis le jour où elle ouvrit les yeux elle n'a pensé à moi autrement que par égoïsme parfois je la regarde et me demande si elle est bien vraiment ma fille sauf Jason lui ne m'a jamais causé une minute de chagrin depuis que je l'ai tenu dans mes bras je savais alors qu'il serait ma joie et mon salut je pensais que Benjamin était un châtiment suffisant pour les péchés que j'ai pu commettre je croyais c'était un châtiment pour avoir mis de côté mon orgueil et épousé un homme qui se croyait supérieur à moi je ne me plains pas je l'aimais plus que tout au monde à cause de cela par devoir bien que Jason me tînt au cœur cependant mais je vois maintenant que je n'ai pas assez souffert je vois maintenant qu'il me faut payer pour vos péchés aussi bien que pour les miens qu'avez-vous donc commis quels péchés votre riche et puissante famille a-t-elle donc déversés sur ma tête mais vous les soutiendrez toujours vous avez toujours trouvé des excuses pour ceux de votre sang il n'y a que Jason qui puisse mal faire parce qu'il est plus Bascomb que Compson tandis que votre propre fille ma petite fille ma petite enfant ne vaut elle ne vaut pas ça quand j'étais jeune j'étais malheureuse je n'étais qu'une Bascomb on me disait qu'il n'y a pas de milieu qu'une femme est une lady ou ne l'est pas mais je n'aurais jamais pu penser quand je la tenais dans mes bras qu'une de mes filles pourrait jamais se laisser aller à vous ne savez donc pas que je n'ai qu'à la regarder dans les yeux pour savoir.
Le bruit et la fureur de William Faulkner- Éditions Folio - 372 pages
Traduit de l'américain par Maurice-Edgar Coindreau
Commentaires
mardi 7 juin 2011 à 08h35
Faulkner fut une âme tourmentée et ses romans reflètent bien cela
C'est un auteur dont la lecture m'a laissée ahurie, choquée, mais bien sûr enthousiaste , je n'ai pas tout lu mais j'ai tout aimé
j'ai fait le parcours inverse à toi : Faulkner puis Desbordes mais c'était aussi très bien dans ce sens
mardi 7 juin 2011 à 09h08
Aaah, j'ai mis ce livre sur mal Liste à Lire (et donc à acheter)depuis pas mal de temps, mais je ne me suis pas encore lancée.
J'ai lu quelque part (je ne sais plus où) qu'il était peut-être plus facile de débuter avec Lumière d'aout. Est-ce qu'un connaisseur peut confirmer??
Merci pour ta chronique.
mardi 7 juin 2011 à 09h38
encore un auteur que j'ai envie de relire...
mardi 7 juin 2011 à 13h11
suite à ton billet sur Desbordes j'ai ouvert
Faulkner mais que c'est difficile de s'immerger
dans ce texte .Parfois être tétue a du bon
je vais donc retenter l'aventure!!!
mardi 7 juin 2011 à 16h58
Je me dis toujours qu'il faut que je relise Faulkner. Je l'ai découvert pendant mes études, je l'ai beaucoup étudié. Ses oeuvres ne laissent pas indifférent. Mais je ne l'ai pas lu depuis de trop nombreuses années...
mardi 7 juin 2011 à 21h55
Merci à vous toutes pour ces commentaires. Oui, il faut lire Faulkner même si on sait d'avance que cela ne sera pas une lecture aisée. Faut y aller, se jeter à l'eau et retenter encore et encore.
Mais Ciel !! que c'est époustouflant !!! J'en reviens toujours pas. 
mardi 21 juin 2011 à 14h37
Moi aussi j'ai du mal à entrer dans "le bruit et la fureur" mais les commentaires relevés ci-dessus vont sans doute m'inciter à reprendre la lecture de ce texte que je devine très riche. Oui, je pense que cette lecture demande beaucoup de concentration et j'ai un peu honte de n'avoir pas été assez tenace pour continuer. Peut-être devrais-je commencer avec "Lumière d'août" ou "Absalon, Absalon" ? C'est un peu comme "Les Onze" de Michon, au début on a du mal à y entrer et puis après une dizaine de pages, on se délecte...
jeudi 6 septembre 2012 à 12h03
Je déterre un peu ce sujet, il est bon de dépoussiérer l'oeuvre de Faulkner de temps en temps. Très bonne critique, Dédale, et très bonne initiative d'écrire un billet sur cet auteur torturé mais ô combien talentueux !
Pour ceux qui ont du mal à entrer dans "Le bruit et la fureur" (ce qui serait loin d'être étonnant), je préconise de s'initier à Faulkner par "Tandis que j'agonise". C'est un roman plus léger, une sorte de farce satyrique qui a toujours pour cadre la déchirure d'une vieille famille du Sud mais on y trouve bon nombre d'éléments classiques du style de Faulkner (les points de vue, l'utilisation de pronoms à outrance sans préciser à qui ils se rapportent, ...).
Dans tous les cas, je conseille aux personnes qui pourraient être découragées par le style de l'auteur de s'accrocher, quand bien même on se perd dans la narration. L'oeuvre de Faulkner est une bataille : il faut lutter tout au long de la lecture mais on en sort grandi et émerveillé tant sa plume, si particulière, est envoûtante. Et gardez bien en tête qu'il n'est pas du tout important de saisir le sens de chaque phrase, de chaque mot chez Faulkner. Au contraire, je pense qu'il est important de naviguer dans ce livre avec des incertitudes et même quelquefois de complètes pertes de repères. Pour finir, je citerais Maurice-Edgar Coindreau, traducteur du Bruit et la Fureur, qui écrit : "Je comparerais volontiers ce roman à ces paysages qui gagnent à être vus quand la brume les enveloppe. La beauté tragique s'en accroît et le mystère en voile les horreurs qui perdraient en force sous des lumières trop crues. L'esprit assez réfléchi pour saisir, à une première lecture, le sens de toutes les énigmes que nous propose M. Faulkner n'éprouverait sans doute pas cette impression d'envoûtement qui donne à cet ouvrage unique son plus grand charme et sa réelle originalité".
jeudi 6 septembre 2012 à 19h41
Marie-O et Petitpierre, merci pour vos commentaires et ajouts. Oui, Faulkner, c'est ardu de prime abord, mais à la toute fin, on reste époustouflé.